Existe-t-il quelqu’un qui n’aime pas Kim Deal dans ce bas-monde ? A part les fanatiques de prog-rock, on voit mal qui pourrait résister au charme nonchalant de l’ex-Pixies. On n’ira pas prétendre que l’emblématique bassiste a apporté une quelconque innovation au monde de la pop. Mais ses lignes de basses enfantines, immédiatement reconnaissables car débordantes d’une malice caractéristique, ont illuminé les quatre premiers albums des Pixies avant de faire cruellement ressentir leur absence sur les deux derniers. Sans oublier, bien sûr, son timbre vocal délicieusement naïf qui venait tendrement enlacer les histoires glauques éructées par le gros Black Francis. Prenez la version Pixies de "Winterlong", un classique du Neil Young de la fin des années 60 : une seule écoute suffit à vous ensorceler durablement, la prestation de Kim Deal a le même effet qu’une flèche de Cupidon.
Frustrée par la tyrannie créative du leader des Pixies, la bassiste s’émancipe : elle embarque au passage sa sœur jumelle Kelley et donne naissance aux Breeders. Après l’apogée commerciale du single culte "Cannonball" en 1991, le groupe n’ira jamais s’afficher sur les couvertures des magazines, n’affolera jamais les tabloïds et ne déclenchera aucune émeute de fans transis. Dans l’ombre encombrante des Pixies, le petit phénomène indie devenu mastodonte, les Breeders semblent n’avoir jamais bougé de leur statut de seconds couteaux sympathiques. Comme si une poignée de supporters motivés suffisait à les contenter. Parmi les admirateurs, on compte tout de même la présence d’un Kurt Cobain enamouré, impressionné par l’efficacité proverbiale de leur premier opus, Pod.
Dix ans après leur dernier effort, les Breeders nous reviennent donc sans faire trop de bruit, adeptes d’une discrétion médiatique qui les honore. All Nerve, comme les quatre précédents disques, se compose de titres d’une qualité assez égale, portés par l’écriture toujours rafraichissante de la Deal en chef. Aux manettes on retrouve l’éternel Steve Albini, attaché à soigneusement recréer l’environnement sonore lo-fi des meilleurs disques rock américains du début des années 90, un style qu’il a quasiment inventé. En résulte donc une œuvre certes peu surprenante mais qui bénéficie d’un énorme capital sympathie. Tout d’abord, il faut bien dire que les chansons sont réussies dans l’ensemble, les moments les moins originaux étant systématiquement relevés par la beauté du trio vocal incarné par les sœurs Deal et la bassiste Josephine Wiggs. L’ébauche de l’album s’écoute comme une agréable routine pour les amoureux de power pop estampillée nineties, c’est bien simple, "Nervous Mary" et "Wait In The Car" ont l’air de sortir d’une capsule temporelle précieusement conservée depuis près de trente ans. Les Breeders n’ont pas vieilli, la voix de Kim est toujours celle d’une gamine attardée qui se gausse quand on lui dit qu’il est temps de grandir. Kim s’en fout. Elle est restée celle qui marchait sur ses instruments quand d’autres y vouaient un culte fétichiste. Ce n’est pas elle qu’on prendra en flagrant délit de virtuosité mal placée. A cette image, les chansons s’achèvent brusquement, comme s’il fallait éviter à tout prix les outros inutiles et bavards. Le morceau titre a tout de la bluette adolescente et le refrain, d’une spontanéité désarmante, touche droit au cœur. Avec "MetaGoth", l’ambiance se corse. Les guitares des sœurs Deal se mêlent brillamment, l’une tricotant des arpèges primitifs et l’autre crachant d’élégants larsens tirés du folklore grunge. La rythmique est lourde, minimaliste, au bord de l’implosion. Le climax tant attendu n’arrivera pas. Plutôt que de mettre sa menace à exécution, "MetaGoth" maintient l’auditeur dans une frustration calculée, soutenue par les paroles énigmatiques de la chanteuse. Ninety… Millions… Miles… Away…
C’est en son milieu qu’All Nerve offre ses instants les plus réussis. "Walking With A Killer", composition rescapée du répertoire solo de Kim Deal, narre le parcours d’une jeune femme égarée tombant amoureuse de son ravisseur psychopathe. Le scénario rappelle un fait divers qui marqua les années soixante et qui inspira Terrence Malick pour son premier film. C’est une ballade sordide charriée par une basse bégayante et une batterie qui hésite entre la légèreté des cymbales omniprésentes et la lourdeur de la caisse claire, écrasant les deuxièmes et quatrièmes temps sans faire de manières. La voix de Kim Deal est parfaite, avec ce qu’il faut d’innocence ébranlée et de sensualité pour donner corps à son histoire tragique, celle d’une Bonnie qui, encore immaculée, s’apprête à tomber dans les filets d’un Clyde dérangé. Cette très belle pièce est suivie d’un morceau tout aussi convaincant, même s’il laisse penser le temps d’une mesure qu’il va s’agir d’un remplissage bourrin un peu couillon. Il n’en est rien : "Howl At The Summit" est une douceur aérienne, ponctuée d’excellents chœurs bondissants de la guest de luxe Courtney Barnett. Le riff de guitare est soutenu par une superbe section de cordes qui donne au titre des airs de "I Am The Walrus" des Beatles, influence revendiquée depuis les tout débuts avec la reprise asthmatique de "Happiness Is A Warm Gun" sur Pod. "Dawn : Making An Effort" délivre une ample étendue distordue de poésie lugubre, qui aurait quasiment pu s’affranchir de la batterie prévisible intervenant au bout de presque deux minutes. Mais c’est une objection bien légère tant "Dawn" est une parfaite pause céleste avant le plus acide "Skinhead #2", un impeccable petit groove narquois bousculé par un refrain briseur de tempo et sa punchline inratable : « Tough kids love saaaaaaaaaad sooooongs ! ». Enfin, on aura bien remarqué la ressemblance frappante entre la guitare stridente du dernier titre (le sympathique "Blues At The Acropolis") et celle de Joey Santiago, le plus sublime des solistes monocordes, le guitare-anti-héro des Pixies. On ne s’en offusquera pas : Kim Deal était une composante essentielle des Pixies. Que seraient les deux premiers albums (les deux suivants étant surtout l’ouvrage d’un Frank Black en plein délire control-freak) sans ses prestations gauches et cool-à-mourir ? Qu’auraient été les Pixies si elle n’avait pas été là pour tenir tête au leader pendant que les deux autres regardaient leurs pompes ? Qui voudrait d’un monde sans "Gigantic"? Mais je m’égare.
All Nerve est un retour aux affaires d’une sincérité difficile à remettre en cause. L’œuvre ne se caractérise pas exactement par ses prises de risques, et de toute façon ce n’est pas ce qu’on attend d’un disque des Breeders. C’est une honnête collection d’hymnes catchy où l’on retrouve avec un bonheur non-feint toute la bonhommie de ce groupe mythique et trop rare. Le label Kim Deal garantie toujours une pop électrifiée de qualité, on regrettera seulement que son écriture ne soit pas un poil plus prolifique. La page Pixies étant tournée une fois pour toutes, on se plait à imaginer une véritable renaissance artistique, qui lui permettrait de s’éloigner des sentiers battus et de proposer une musique plus pointue, plus audacieuse. En attendant, All Nerve est un petit classique qui ravira les nostalgiques des années collège, à ranger à côté du dernier Jesus And Mary Chain sur vos étagères.