Alligator
7.4
Alligator

Album de The National (2005)

Si Springsteen était né 30 ans plus tard, son groupe s'appellerait The National. Avec Alligator, Matt Berninger et sa bande ont livré en 2005 leur Born to Run - et à notre époque bancale les mots pour s'en échapper. 


Je m'étais souvent demandé ce que ça faisait, d'être ce type en imper et costume. Mon voisin. Il doit avoir vingt cinq ans, il roule dans une Renault blanche toute neuve. Il habite près de l'ancienne mairie, le pavillon sans jardin juste en face de chez moi, de l'autre côté de l'allée de graviers. Certains penserait à Keith ou Mick, moi, c'est Steeve Bertin, agent immobilier. Le sous-sol de mon cerveau est ainsi fait que l'idée d'avoir un boulot stable, de pouvoir rembourser un crédit sans que ça me tire dans la gorge me fascinerait autant, sinon plus, qu'une dédicace personnelle des Stones au Garden avant d'entamer "You can't always get what you want".
Nos boites aux lettres sont mitoyennes, il m'arrive souvent de prendre leurs recommandés, pour lui ou sa femme. Monsieur et Madame Bertin. Selena et Steeve. Leurs parents les ont eu pile dans le creux de la vague des prénoms pourris, entre la mode des Nicolas et celle des Matteo. Surtout collé à un nom comme Bertin, on serait aussi sceptique que de voir des américains se lancer dans l'import-export de chèvre artisanal. J'entends leur voiture ou le portail, je vois de la lumière, je traverse l'allée, le bruit des pas sur les graviers fait qu'il ouvre la porte avant même que je frappe. Un minute plus tard, je suis de retour dans mon canapé. Steeve, quand il parle, c'est en retenue, un bref sourire, des phrases courtes, et on a vite fait le tour de la couleur du ciel.


Il s’embarrasse pas. Il ne bâcle pas non plus, non : il fait au plus rapide. Poli, efficace, concis. Rien ne semble jamais l'atteindre ou l'affecter. Le contraire d'un idiot, en fait, j'ai pensé : un type qui réfléchit aux répercussions de son comportement sur la société et les gens qui l'entourent. Quoi de plus honorable -et de plus rare ? Même si c'est juste un code qu'il a avec lui-même, un raccourci, je trouve que c'est élégant. Je le sais parce qu'il me l'a fait comprendre, il y a une semaine. C'était au Viking, le café de l'angle, je faisais un loto et je regardais les couvertures de la presse. Il était à une table, avec une carafe d'eau encore pleine devant lui et un verre de vin vide, il avait du temps avant son prochain rendez-vous. J'ai pris un café avec lui et comme les fois précédentes, on a parlé musique: la meilleure manière de dire implicitement ce qu'on attend de soi-même, comment on se voit, à quel point on se respecte. Non seulement cette théorie me semble assez solide, assez vraie, mais je trouve qu'en général, on en est la preuve physique. C'est un peu comme le système des maîtres qui ressemblent à leur chien. Par exemple, moi, j'aimerais pas qu'on me dise que j'ai une tête à écouter Michel Berger.
Steeve, lui, plus jeune, écoutait Bowie. Et il s'était souvent demandé ce que ça faisait d'être David Bowie.
Il a repris un café avec moi. 


Il s'attendait à mieux. Au moins un petit peu mieux. Sa réalité ressemble tellement trait pour trait à ce qu'il croyait, que forcément, il est parfois un peu déçu. Quand il va au supermarché le samedi à 13h et au multiplexe à 18h, il le sait, il s'en rend compte : Bowie ferait ça avec un peu plus de classe et d'allant -et plutôt en pleine semaine. Alors, voilà, Steeve a fait avec des codes, les siens, ceux qu'il a mis en place pour se simplifier la tâche. Le mécanisme fonctionne bien, il n'y a rien de machiavélique dans son comportement, rien de manipulateur, non : il veut seulement se foutre la paix avec ces questions de relations sociales, comme il s'est foutu la paix avec les questions de métiers qu'on fera quand on sera grand. Des phrases courtes. Un bref sourire. Pour réduire les journées longues. Les files d'attente interminables.
En sortant du café, il m'a dit" Tiens, au fait, faut que je te rende ton disque". Du monde occidental, nous étions sans doute parmi les dernières personnes à avoir ce genre de conversation. Se prêter un disque aujourd'hui est devenu aussi rare que de prendre la nationale 7 pour descendre dans le sud. D'ailleurs, Steeve avait téléchargé tous les autres albums du groupe. Il ne les avait pas encore écouté, il était bloqué depuis un mois sur Alligator. J'ai compris alors que la conversation que nous venions d'avoir dans le café était directement liée à ça. A ce disque. Avoir toute la journée en tête et pendant des semaines "Secret Meeting", l'ouverture de l'album, je connaissais : parfois, ça s'arrête, mais le plus souvent, ça attaque le cerveau.
Dans un repas ou une fête, sur la route, peu importe, la caisse claire en ouverture, les arpèges indéchiffrables comme un carillon sur une porte qu'on ouvre et les premières paroles pouvaient vous redonner un peu de légende, une grosse envie de se mettre la mine, de dire les choses en face à sa nana ou à son patron, ou à son nouveau pote, d'arrêter les crédits. Mais aussi une idée très précise du flou de notre empire bidon, fait de management et de marketing ciblé.
De films en VF, d'offres promotionnelles pour un week-end de shopping à Londres.
De la routine des cols blancs comme lui, comme Steeve.
Et du moment où, les yeux sur la route, des Steeve ou des Kevin se demandent ce qu'ils foutent là, si tout ça va durer sans jamais secouer.


J'étais passé par là, par l'addiction que représente Alligator quand il tourne toute la journée dans la tête, quand on l'écoute partout, en bagnole, sous sa douche, qu'on se le prend comme un shoot de Crystal. A tel point qu'on en arrive parfois à ne se concentrer que sur un seul instrument par écoute, juste pour se figurer le point précis après lequel l'intelligence humaine devient de l'instinct. Ici, c'est la batterie. Le type qui s'agite derrière, Bryan, ne ressemble à rien, sinon à un trafiquant de ronds de serviette. Mais la manière si évidente qu'il a de rendre les choses incompréhensibles pour le commun des mortels enverrait aussi sec en cure de sommeil l'assureur chargé de donner une valeur à ses mains.


Avec Steeve, on a élevé le sujet Alligator au niveau des questions existentielles. 


Pour preuve : pas une fois, on ne s'est demandé ce que ça faisait que d'être Matt Berninger et d'avoir écrit treize chef d'oeuvres à la suite qui parlent des belles enseignes si immobiles des banques, comme il y a longtemps Springsteen parlait du refus de crédit et des six ans que le braqueur passerait en taule. On ne s'est pas demandé comment on pouvait, sur une véritable mélodie de variété, balancer la plus belle ligne de l'album : "Karen, put me in a chair, fuck me and make me a drink", cette phrase qu'on pourrait dire à la femme qu'on aime -ou bien qu'elle ait toute seule l'idée de nous le servir, ce putain de cocktail.


Non, Steeve et moi, on se demande à quoi tient la subsistance ou la disparition du sentiment de confiance que nous inspirons parfois. On se demande si, comme dans "City Middle" ou "Val Jester", on est encore libres de choisir entre la fuite et le combat perdu d'avance. Probablement que non. En tout cas, pas ici, ni maintenant. Nous sommes à la limite de la chute, bienheureux insouciants et amnésiques du principe de gravité, un truc sans loi, une nuit noire comme nous n'en avons jamais vu, un ciel sombre et sans étoile. Telle est notre époque. Nous sommes les héritiers d'un monde mirroitant. De trop beaux reflets qui ne sont là que pour nous faire renoncer. Brillants jusqu'à nous aveugler. Alors plutôt que de savoir ce qui passe après la bonne grosse redif du dimanche soir, on se demande juste s'il y a une vie après The National. On n'a pas de réponse mais on n'en cherche pas non plus. On préfère en être là, je crois. A regarder l'existence continuer de croire en nous. Le contraire n'a jamais été prouvé.

VincentGiudicel
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le 1 nov. 2017

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