Jamais disque n'aura exprimé de telle manière la chute dans la folie. Nous sommes en 1968 et White Noise, composé d'un musicien scientifique et de deux bruitistes éléctronico-ambiants, obtient miraculeusement un budget conséquent de la part d'une major se foutant par ailleurs totalement de la musique éléctronique. Installés confortablement dans leur beau studio, Vorhaus, Derbyshire et Hodgson ramènent leur machinerie à la place des sacs de couchage et se mettent au boulot.
La construction de l'album laisse entrevoir, avec un peu d'imagination, une logique de descente aux enfers progressive. Les premières chansons apparaissent au premier abord comme d'innocentes bluettes parsemées d'amusants collages. Déjà, pourtant, le malaise s'installe subrepticement. Les personnages sont engourdis par les stupéfiants, nagent dans un bonheur artificiel et se baignent dans l'hédonisme le plus partouzard sans plus se soucier de la réalité. Ainsi "Love Without Sound" dévoile un psychédélisme qui n'a plus rien de gentillet. Derrière les paroles rêveuses, le groupe dépose déjà les indices inquiétants de l'effroyable mutation qui clôturera le disque. "Perfumed electric garden roused female/But now the laughter turns pale"... Les perversités deviennent la norme et se cachent derrière les délicieuses harmonies des Beach Boys, et dès "My Game Of Loving" la naïveté hippie dévoile ses bas-fonds dépravés, le gang-bang sonore saupoudré de S.M. mis en scène par Vorhaus et compères en témoigne allégrement. Le trip atteint son summum hallucinatoire dans la troisième piste, "Here Come The Fleas" contenant au bas mot autant de collages sonores que le Sergent Pepper's. Tandis que le junkie délire à foison, son appart' tombe en morceau, la poussière s'accumule, les "mouches arrivent". Sa copine l'enjoint à bouger son cul sans résultat. "Go get a job, stop being a slob". Le monde se dissocie, celui des chemical-dreams est bien plus attirant que celui, crade, dans lequel son corps lourdaud mène sa petite vie minable. Ultime rêve ensoleillé, "Firebird" demeure la plus pure des pièces pop de l'album. Dernière bouffée de lumière de la chandelle mourante avant de vaciller et de basculer définitivement dans les ténèbres. "Like I was on a cloud looking down". Peu à peu, la pente se fait plus raide. Même en augmentant sa dose, on ne parvient plus à se hisser à la hauteur du Firebird, nos ailes se réduisent comme peau de chagrin. "Your Hidden Dreams" témoigne néanmoins d'une volonté mélodique toujours active, mais de plus en plus décousue et suivie d'inquiétantes descentes de batterie. Le junkie rêve toujours, mais la descente est de plus en plus rude.
L'esprit vacille. Il s'est échappé dans le monde des rêves et ne redescend plus dans la réalité, tant et si bien que la réalité est devenue un rêve. Mais ce rêve tourne au cauchemar. "The Visitation" est l'étape suivante dans le passage à la psychose. "Don't go, don't go ! No !" hurle une voix terrifiée. Dans ce monde, on est seul, la substance n'est plus une compagne de jeu mais une poudre blanche inerte ou une seringue froide. La compréhension se fait soudain dans l'esprit malade, mais trop tard. La chute est inexorable : dans notre trip égocentrique, on s'est coupé du monde. Plus personne ne peut nous aider, on reste seul à gesticuler contre des fantômes. On se bat contre soi-même, et on gagne rarement. Le désespoir gagne du terrain, et malgré les rares phases positives (au milieu du brouillard électronique du groupe se cachent encore ici et là des mélodies teintées de joie nerveuse...).
"Black Mass : An Electric Storm In Hell" entame sa messe noire, et tout est déjà terminé. Le cap est franchi, la folie est atteinte. Hystérique, hurlante, vrombissante à travers les percussions chaotiques de Paul Lytton, la folie est furieuse. Plus de repères. Le junkie, ayant perdu le contrôle de son cerveau, n'a plus de moyen de lutter. Il hurle, se tape la tête contre les murs. Dans cette dernière piste on frémit, on sursaute et parfois on se bouche les oreilles. Les voix hantées se succèdent, plus terrifiantes encore qu'un Alan Vega incarnant Frankie. Les sons électroniques tourbillonnent sans répit, les cris se fondent en brouhaha électronique incongru. Plus rien n'a de sens, la structure n'est plus, le rythme et la mélodie ne sont que de vagues souvenirs d'un monde révolu.
Enfin, sur un fade out de percussions seules, l'album s'achève. Avec un peu de chance, le junkie a fini par se tuer par accident. On l'espère pour lui, tant l'expérience était atroce. Atroce, ignoble, ce disque l'est et pour pouvoir en saisir tout le sens préparez vous à entrer dans une spirale infernale qui ne vous laissera pas en paix. J'en tremble encore...