Milk & Honey
"Le plus connu des musiciens folk sixties dont personne n'aie jamais entendu parler." Ainsi s'exprime très justement un journaliste dans un article dédié à la mémoire de Jackson C. Frank, mort en...
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le 17 oct. 2013
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On vit une époque étrange, dans laquelle les barrières entre les genres ne sont pas loin d'avoir été complètement abattues. Oh, les chapelles existent toujours, irréductibles gaulois soucieux de la pureté (de quoi on se le demande), et on peut même en croiser qui voient cette évolution comme un déclin de la civilisation. Pendant ce temps là, d'autres tentent des trucs. Comme sur le label Discrepant par exemple, qui fait se rencontrer des artistes d'avant-garde et diverses curiosités exotiques, la musique complaisamment intitulée "du monde" dans ce qu'elle peut avoir de plus originale, obscure, alien : fascinante. Un de leurs derniers méfaits en date : la présente compilation Antologia de Musica Atipica Portuguesa Vol.1: o Trabalho, au concept pour le moins intrigant. Rassembler la fine fleur de l'avant-garde underground portugaise et les sommer de nous conter chacun à leur tour leur amour pour le folklore musical du Portugal. Plus précisément, sur ce volume 1 (vivement les autres!), le thème choisi est la chanson de travail. C'est à dire, pour moi qui me passionne aussi bien pour la tradition orale immémoriale que pour les recherches des aventuriers sonores de notre temps ; un rêve devenu réalité.
Attention néanmoins, il ne sera pas question ici d'une véritable fusion entre la folk portugaise et l'avant-garde. On se trouve très clairement en présence d'artistes essentiellement électro-acousticiens, qui se baseront avant tout sur leur technique et leur capacité à construire de toute pièce des environnements sonores puissamment évocateurs pour y accueillir leur vision du folklore portugais. Ledit folklore est d'ailleurs plus ou moins palpable selon les morceaux proposés. Cette compilation narre avant toute chose une rencontre – heureuse ou malheureuse, à vous de juger – entre des jeunes chiens fous de l'underground et une tradition passée. Une tradition qui selon les interprétations proposées se retrouve révérée, sublimée, bousculée, torturée...
Parmi ces 10 essais (transformés pour la plupart) il est globalement remarquable de constater à quel point il ne faut pas grand chose à ces artistes pour planter un environnement sonore vivace. Il ne ; suffit pour Live Low que d'une simple mélodie vocale gracile dédoublée en harmonie, d'une percussion indéfinissable et d'un doux motif analogique et voilà un univers de créé sous nos tympans ; 2 minutes 30 et l'une des plus beaux instantanés de cette collection, tout en intime retenue. Et ça n'est que le premier... Derrière, Negra Branca (membre du collectif Gnod) paraît ressusciter Harmonia en plein Portugal le long d'une composition pastorale apaisée guidée par des chœurs sereins. Le duo d'EITR évoque le pays par un field-recording étouffant, mêlant pluie et sons de locomotive, servant de toile de fond à une improvisation lourde et menaçante au saxophone baryton, qui paraît racler le sol de ses épaisses et lentes errances. Le field-recording restera le maître mot sur le doublé suivant, Luar Domatrix et Gonzo proposant d'excellents collages minimalistes aux atmosphères insolites. Ce dernier est d'ailleurs coutumier du fait ; Gonzo est le pseudonyme de Gonçalo F. Cardoso, président et fondateur de Discrepant, et n'aime rien tant sur ses projets solo que de construire ces collages étranges et pénétrants, et qui ne sont chaque fois ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait des autres (mais je les aime et les comprend), à base de samples vocaux improbables répétés et accommodés avec des instrumentaux électroniques/analogiques/drones faits à la main. Je suis bien plus réservé sur les manipulations vocales d'outre-tombe de Tiago Morais Morgado, qui m'apparaissent trop in-your-face pour ne pas faire tâche au milieu d'une compilation si subtile et nuancée (heureusement le morceau dure à peine une minute). Mais cette "face B" ne compte décidément pas nous brosser dans le sens du poil, car voici arrivé Filipe Felizardo qui torture ses feedbacks de guitare tant et si bien qu'on peine à discerner les vocaux hantés en fond, comme des fantômes surgis du passé que le guitariste tente soit d'invoquer soit d'exorciser. Ceci n'est cependant pas une critique, tant le jeu de Filipe se révèle déchirant. Même Luar Domatrix et Gonzo, unis sur un même titre, proposent ici une pièce retorse et inquiétante toute en dissonance vocale et en percussions titubantes. À ce stade de la compilation, on fait tout pour déstabiliser l'auditeur en poussant cette rencontre entre deux mondes jusque dans leurs plus sombre recoins. En témoigne cette étrange composition de Calhau!, à la fois opaque et joueuse, comme si on avait fusionné une pièce électroacoustique avec les bruitages de Super Mario ; une sorte de tuyauterie sonique indéfinissable. Mais toute cette errance nous amène à ce qui restera comme le morceau de bravoure de cette compile, j'oserais même dire (bien que ça n'ait aucun sens) la rencontre la plus aboutie entre les manipulations sonores et la tradition portugaise. Pedro Silva, malignement renommé Peter Forest, a ici bâti une véritable ode au travail portugais (un parpaing dans la gueule du premier qui fera une blague sur les maçons), 8 minutes de tranches de vie captées sur le vif, accompagnées de samples "matériels" (à défaut d'un meilleur mot) impromptus et d'improvisations de contrebasse et cymbales en fond. Pendant ce temps là, on entend un homme vivre sa journée au travail, discuter avec ses potes, taper sur des piquets au marteau, interpréter un chant de sa voix éraillée... Bref un bouleversant travail de mémoire donnant ses lettres de noblesse à la terminologie de "cinéma pour les oreilles" et qui trouve son climax final dans une explosion de guitare portugaise (sorte de mandoline à 12 cordes) portée par des percussions quasi-guerrières. De quoi donner des rougeurs à Karl Marx et envie au plus irrécupérable des flemmards d'aller payer une visite à Pôle Emploi.
Ce genre de travaux fait un bien fou. Le genre qui se saisit d'une tradition musicale avec un respect mêlé d'ambition et qui parvient à mener celle-ci dans une nouvelle direction, garantissant ainsi à la fois sa transmission et sa pertinence au sein de notre temps. Comme l'explicite le bandcamp de Discrepant ; "Le but étant de réévaluer son histoire musicale, de déconstruire les clichés et ré-assembler les préconceptions en un paysage musical neuf et audacieux." On vit une époque formidable.
Chronique provenant de XSilence
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Je t'ai donné la vie... mais on ne m'a pas donné le droit de te la reprendre, My own little field trip, 2017 en musique d'une traite dans mon assiette avec mon corps d'athlète et mon œil d'esthète et Les meilleurs albums de 2017
Créée
le 5 mars 2017
Critique lue 169 fois
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Cette citation n'est pas de moi, c'est Saitama lui-même, principal protagoniste et « héros » de One-Punch Man, qui la prononce après un énième gros vilain dûment tabassé d'un seul coup...
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