"Toum Toum Toum"
L’œuvre d’Eno est touchante. Limpide, calme, délicate, elle a le don d’apaiser et de ne jamais ennuyer. L’ambient permet ces choses-là, et Eno, en précurseur (et même vulgarisateur) du genre a permis aux profanes de défricher cet art.
L’art du posé, l’art du cool au dernier des degrés. Nous n’irons jamais musicalement plus loin dans la création d’ambiance, dans le sonore cinématographique. L’erreur serait de considérer la musique ambient comme vide de sens, aussi digne d’écoute que le jingle qui déboule quand la banque vous met en attente ou celle qui se déclenche quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Celle-ci doit s’apprécier avec les égards qui lui sont dus, loin de tout intellectualisme mal placé. La musique reste physique, et l’ambient d’Eno n’y fait pas exception.
Transfuge du encore-très-art-rock Roxy Music, Eno entame sa carrière solo par une série d’albums qui feront date. Entouré de ses anciens camarades et d’une bonne partie de King Crimson, Eno réinvente la pop, tout simplement. Il ne joue même plus, il énoiffie. Here Come The Warm Jets, Taking Tiger Mountain (By Strategy), Another Green World et Before And After Science s’occuperont de placer l’homme comme figure incontournable des milieux artistiques des années 70. John Cale requiert ses services, on l’entend sur le glaçant The End de Nico, sonnant comme du Vangelis avant l’heure, on le voit sur scène avec la même, Cale et Kevin Ayers lors de 801, un live one shot devenu culte. Peter Gabriel l’appelle pour poser sa touche sur The Lamb Lies Down On Broadway, dernier projet de lui avec Genesis, en passe de devenir son meilleur. En parallèle de ses projets, Eno développe ses « Stratégies Obliques », jeu de carte indiquant au musicien comment jouer sa partition en se basant sur les humeurs, les ressentis et les sensations. « Joue comme si tu venais d’échapper à la mort » : tout un programme.
L’alliage inédit de savoir musical, de théorie pure, d’expérimentation et de pop music reste toujours aujourd’hui d’une modernité effarante. Sans savoir, difficile de dater le très arty Before And After Science, dernier opus de la quadrilogie pop. Eno est un magicien, et comme tout bon illusionniste il ne révèle jamais la recette de ses tours de passe passe. Certains pensent que tout cela n’est qu’une vaste improvisation. C’est possible, et qu’est-ce que ça change ? Du hasard peut naître la beauté pure.
La fin des années 70 voit Brian Eno s’investir dans la production, discipline qu’il ne quittera plus. Des formations prometteuses profitent de son savoir faire et de son expérience, comme Devo ou Talking Heads. Il travaillera en profondeur avec David Byrne sur le projet alternatif My Life In The Bush Of Ghost, et plus tard son collaborateur Daniel Lanois lui fera rencontrer U2 pour qui il produira leurs plus grands albums. Ses années là sont également marqué par son travail avec David Bowie. Le retour à l’Europe du mince duc blanc l’aura motivé à contacter l’ex Roxy Music et, plus ou moins officiellement, celui-ci posera sa patte sur certains des meilleurs albums de Bowie, l’électronique Low, le cold «Heroes» et le world Lodger (très inspiré par le Fear Of Music de Talking Heads, autres poulains de l’écurie Eno). Tous deux se nourrissent mutuellement, sans que leur entourage puisse réellement comprendre l’alchimie des deux.
Surtout, à partir de 1972, Eno commence à revisiter la musique d’ameublement d’Erik Satie, qu’il explorera profondément durant les décennies à venir. L’ambient était déjà là, il suffisait seulement d’ouvrir la porte. Réservant la pop à ses travaux de producteur, Eno se concentre sur l’élaboration de son style à lui. Ses influences sont nombreuses.
Le premier contact a lieu grâce à Robert Fripp, guitariste de King Crimson sur l’album collaboratif (No)Pussyfooting et le couteau s’enfoncera encore plus avant dans les années à venir. Également, les travaux de Steve Reich et de John Cage sonnent comme des références évidentes à l’élaboration de ces objets. Après des essais légèrement hésitants en 1975 avec le très posé Discreet Music, 1978 voit la sortie de sa première œuvre complètement ambient, le très répétitif et vague Music For Airports. Posant la musique d’ameublement dans un contexte actuel d’accélération des modes de vie et porté par le piano fantôme de Robert Wyatt, Eno marque un coup d’essai remarquable. Désormais son œuvre personnelle se consacrera à l’exploration de la musique d’ambiance.
Définir l’ambient n’est pas aisé. En soit, il peut exister autant de définition qu’il existe de gens capables de s’y intéresser. Suivant la pensée d’Erik Satie, il peut s’agir de «dompter le silence», et de priver l’existence de ses calmes gênants, de ses vides convenus. Une musique constante, pas omniprésente, la musique de fond dans toute sa splendeur. Rythmer sans déranger, rassurer en laissant la porte ouverte aux autres activités de la vie quotidienne. Il serait ironique qu’une œuvre ambient puisse jamais déranger quelqu’un : c’est dans son principe de base impossible. Néanmoins passer une journée avec Music For Films dans les oreilles ou encore The Plateaux Of Mirror est tout à fait envisageable, nul doute que l’expérience serait édifiante.
Il est temps à présent d’aborder l’œuvre d’aujourd’hui, certainement le plus accessible des travaux ambient d’Eno. Par ailleurs, cette œuvre est cosignée par son frère Roger, jeune prodige du piano, et par Daniel Lanois, sauveur de bien des carrières et ingénieur du son ayant fait ses armes avec Eno. Apollo, Atmospheres And Soundtracks constitue peut-être le pinacle de l’ambient, juste avant qu’il ne bascule dans l’electro expérimental ou l’éthéré total, dans de longues variations sonores sans début ni fin.
Cet album de 1983 avait à la base été envisagé comme la bande son d’un documentaire sur les missions Apollo et les différents voyages que l’humanité a pu entreprendre vers la Lune. Explorer musicalement les ressentis humains dans l’immensité de l’espace est un défi auquel seul Eno aurait pu se confronter, donnant naissance à son meilleur album ambient. Finalement, il sera en effet utilisé comme bande originale à la fin des années 1980 (voir le For All Mankindde Reinert, 1989).
Décrire en termes de son ces « chansons » est difficile. Disons simplement que l’auteur s’attelle à l’expression des sentiments humain dans l’immatérialité pure. David Bowie avait pu tenter littérairement l’expérience en 1969 avec « Space Oddity », son « Major Tom » flottant dans le vide stellaire dans sa « tin can ». Brian Eno, grâce à l’usage du synthétiseur, donne un tout nouveau sens à la chose : écrire le son de l’espace et ses musicalités multiples.
Ce n’est pas la bande son du futur. Le choix de discrètes nappes sonores et de bruitages non identifiables rend l’œuvre intemporelle, impossible à dater et d’une modernité inoxydable. La première face synthétique offre une exploration des sensations sonores humaines lors d’une expérience spatiale. Ce n’est pas anodin, le voyage est dangereux et tendant tandis que le total inconnu s’offre au-devant de la capsule spatiale. Des titres s’avèrent prophétiques : « An Ending (Ascent) », l’ascension comme une fin, un inéluctable point posé à la fin d’une phrase. L’espace est-il la fin de l’humanité ? Toutes les portes sont ouvertes quant à l’interprétation des pensées d’Eno.
La face B se révèle quant à elle plus surprenante et débute par la lumineuse pedal steel énoiffiée de Lanois. Les astronautes furent des pionniers dans un sens, l’allusion à la musique country est assez logique comptant que, factuellement, les K7 qu’ils emportèrent avec eux contenaient effectivement de la country. Cela donne naissance à certains des titres les plus charmants de la carrière d’Eno, mention spéciale au superbe « Deep Blue Day », comme réminiscence d’un souvenir terrestre dans le noir du vide stellaire. Opposer l’organique au Rien est une confrontation édifiante, voir l’amorphe réagir face au mouvement, la poussière lunaire face aux pieds des hommes, des collines escaladées alors qu’elles n’auraient dû jamais l’être. L’expérience sonore se termine face aux étoiles, dans une boucle hypnotisante, du « Silver Morning » du début jusqu’au repos des courageux : le retour sur Terre.
Il l’avoue lui-même dans les notes de pochette : il aurait pu écrire de la musique d’aventure. Les missions Apollo furent ce qui nous rapprocha le plus de Star Wars, néanmoins ça aurait été trop facile. Bien plus délicat fut de décrire l’intériorité spirituelle du voyage stellaire, comme dépassement de toutes les limites connues. Dépasser la Terre, les nuages, le ciel en lui-même pour se rapprocher des étoiles, la lumière absolue dans l’obscurité la plus complète. Je pense que le pire de tout est de revenir en bas après tout cela, redevenir normal après ces évènements hors du commun. En cinquante minutes c’est cette expérience qu’Eno et ses camarades nous proposent, dans un ensemble charmant et construit, absolument homogène et profitant d’une narration implicite.
C’est à mon sens la meilleure porte d’entrée à l’univers ambient d’Eno. L’impact de cette œuvre et de cette musique est long, dans tous les sens du terme. La preuve est que certains extraits d’Apollo furent réutilisés dans d’autres médias, « An Ending (Ascent) » dans le 28 Jours Plus Tard de Danny Boyle ou « Deep Blue Day » dans Trainspotting du même. Peu arriveront à égaler ce sommet d’ambiance, on recommandera tout de même l’excellent travail que Vangelis, dans un autre registre, pu mener pour Blade Runner ou les documentaires animaliers de Frédéric Rossif. Également, les travaux de The Caretaker sur la maladie d’Alzheimer sont également chaudement recommandés.
Reste Apollo, Eno et les étoiles.