Réalisé à la suite d’œuvres orchestrales exigeantes (The Grand Wazoo) voire froides (Waka/Jawaka), les sessions d'Apostrophe, dont Zappa tirera aussi quelques fabuleuses giclées brutales et sexistes avec Over-Nite Sensation, représentent ce que l'auteur d'une grande page de la musique fusion a réalisé de plus mature, de plus stylé et stylisé. Ce qui est à ce jour son plus gros succès commercial (belle mais modeste 10e place au Billboard américain) est la clé qui ouvrira toutes les portes de sa discographie pléthorique, usante, foisonnante.
L'opus ultime, la synthèse monstrueuse d'un poète délirant capable de vous faire gober des histoires saugrenues où l'on causera eskimos, de neige contaminée par une pisse mortelle, de pancakes au petit-déjeuner d'un certain St-Alfonzo, d'un gourou hypnotiseur ou encore de pieds qui puent. L'approche décomplexée et très narrative d'une fusion entre le rock, le gospel et la soul porte cet Apostrophe au rang d'oeuvre mémorable et, chose suffisamment rare pour être soulignée, accessible au commun des mortels.
La production est formidable, claire et punchy, les solos de guitare fracassants et concis (le jam Apostrophe, celui de Cosmik Debris ou de Stink-Foot) pourraient être samplés à l'infini par les rappeurs de la west coast, les modulations vocales de Zappa apportent une onctuosité, une densité et une sensualité débridée à cet ensemble rock flamboyant, fêtard et transgressif, bulle de comics pour adultes où le Zeppelin se serait écrasé sur la montagne King Crimson, avec une dose de classe supérieure à tout ce qu'a fait Zappa depuis ses débuts avec les Mothers.
Artiste de génie conscient de l'importance de son empreinte, le vice est poussé jusqu'à conclure l'album avec Stink-Foot, le meilleur titre de l'album, franche déconnade sidérante, merveille d'humour et de dérision, au flow de hip-hop psychédélique ponctué par des giclures wah-wah, où Zappa se place vocalement tellement en avant que sa voix devient précepte total, verbe musical, inimitable et inoubliable (You know my python boot is too tight, I couldn't get it off last night, A week went by, and now it's July, I finally got it off, and my girlfriend cried, you got stink foot! Stink-foot, darlin').
Une Première Classe populaire avec un solo à la six cordes galvanisant de plus d'une minute ponctuant comme il le fallait cet album prodigieux nécessitant des dizaines d'écoutes pour l'aimer davantage, pour en extraire le nectar, le suc nécessaire à la bonne appréhension d'une oeuvre tellement débridée et libre qu'elle en devient finalement exigeante. On le savait perfectionniste éreintant, il faudra attendre la postérité pour que Zappa soit reconnu comme l'un des plus grand musiciens de sa génération.