- Le prog est en pleine débacle, et ses membres sont éparpillés aux quatre vents. Tous? Non, car quelque part au Royaume-Uni, un irréductible progger résiste encore à l'envahisseur, qu'il soit punk, new-wave ou hard-rock. Ou Michael Jackson. Car il serait naïf de croire que le prog s'est laissé oblitérer l'air de rien dès le punk arrivé: les mastodontes de la fin des seventies, ne l'oublions pas, étaient d'énormes machines à fric, et il fallait prolonger le rêve consumériste le plus loin possible. C'est donc dans un climat de désillusion générale que les léviathans continuaient d'enfanter des perles de douleurs, nommées Works, Drama, Love Beach ou Tormato. Et sans être entièrement bons à jeter, ces albums n'avaient plus grand chose à voir avec leurs glorieux prédécesseurs. Seul Genesis essayait encore de produire un prog hybride, teinté de pop commerciale, sans parvenir à renouer avec la qualité d'antan. D'antan, c'est à dire cinq ans auparavant.
Car c'est ça l'industrie musicale, tout va très vite, et encore aujourd'hui le rythme s'est considérablement ralenti. En 1965, si tu ne sortais pas deux albums par an c'est que ta créativité était déjà sur le déclin. Et si aujourd'hui une galette biennale semble être la norme du côté des tâcherons métalliques, dans le reste du business les choses ont considérablement changé. Mais en 1980, n'avoir rien produit de bon depuis cinq ans était une éternité. Et cette éternité a provoqué nombre de chutes et séparations: voyez donc qu'en cette année pourtant guère charnière dans le monde musical, les cadors du prog étaient à l'arrêt. King Crimson, en pause depuis 1974. Pink Floyd, en cours de divorce. ELP, séparé depuis 1978. Yes de son côté annonce sa dissolution en décembre, et seul Genesis continue encore d'y croire. Mais si vous vous rappelez, ils ne sont plus que trois.
1980, donc, le prog est dans le dur. Depuis la fin de King Crimson le bassiste et chanteur John Wetton cherche un os à ronger, et poireaute dans son coin, attendant fébrilement le supergroupe qui le sauvera des oubliettes. Son propre combo (U.K.) battant sérieusement de l'aile, il guette, à l'affût, léchant les douloureuses blessures que l'accueil glacial réservé à son album solo Caught In The Crossfire lui a infligé. En décembre, la lumière surgit en la personne de Steve Howe, guitariste légendaire fraîchement issu de la séparation de Yes, et les deux guitaristes sont rejoints en 1981 par Carl Palmer (ancien batteur d'Emerson, Lake & Palmer) et Geoff Downes. Downes, après avoir participé au sein des Buggles au fantastique The Age Of Plastic, rejoint Yes pour Drama en 1980, avant que le groupe ne se sépare.
Je vous passe moult détails ennuyeux, mais ces quelques mots vous permettront peut-être de comprendre la compromission dramatique dans laquelle nageait le prog en 1980. Tout ça parce qu'il était difficile, pour ces anciens rois du monde, d'accepter de rentrer dans le rang. Tous, soudain, ont voulu se mettre à modifier radicalement leur son non plus dans un souci d'expérimentation, mais dans l'espoir pathétique de continuer à gagner du fric. Et de ceux-là, je vous ai déjà dit que Genesis avait formidablement tiré son épingle du jeu. Mais il fût un temps un feu de paille, un groupe dont on a cru qu'il allait prolonger l'exploit, redonner au prog ses couleurs historique, son lustre passé.
Et ce groupe, c'est donc Asia, né en 1981 de la collaboration improbable de John Wetton, Steve Howe, Geoff Downes et Carl Palmer. Sans doute inspiré par la démarche couronnée de succès de la bande à Collins, Wetton tente de renouer avec le succès en réunissant ces monstres sacrés (et Geoff Downes), et a tout de suite l'idée géniale de ne pas faire de prog. Et à quoi bon? Evidemment, le prog est mort, du moins commercialement, aucun intérêt financier à essayer de poursuivre l'aventure. C'est vers le hard qu'il faut lorgner, ainsi que la musique électronique, d'où la présence de Downes. Et pour le hard, eh bien Wetton ayant participé à Red de King Crimson il possède une légitimité certaine en la matière.
Cet alliage ne va jamais fonctionner, musicalement parlant. Vouloir faire jouer du hard-prog à Steve Howe était une idée stupide, et cela montrait à quel point Howe lui-même ne savait guère plus où il allait. Palmer, de son côté, n'avais jamais été grand chose de plus qu'un exécutant, génial sans doute, mais un suiveur, il était facile de lui faire jouer ce qu'on voulait. Downes quant à lui, aura prouvé dès le très décevant deuxième album des Buggles qu'il n'avait sans doute été l'homme que d'un seul coup de génie, malgré une intéressante participation au Fly From Here de Yes en 2011. C'est donc vers Wetton que les regards se tournent, Wetton l'artisan, l'honnête travailleur, qui aura cotoyé les plus grands génies de la planète prog sans jamais ne pouvoir qu'imiter leur brillance. Lui qui se voyait en leader charismatique était loin du compte.
Le reproche que l'on peut lui faire est des plus simples: Wetton manquait de talent. Et dès qu'il s'est retrouvé aux commandes, les choses ont commencé à déraper: avec U.K. déjà, c'était bancal (hormis un excellent premier album), avec Asia ce sera la trahison.
C'est David Geffen qui signe le groupe sous son label fraichement créé, et lui et Wetton partagent une ambition commune: casser la baraque. C'est donc en mars 1982 que paraît le premier album d'Asia, sobrement intitulé Asia, et le coup est dans un premier temps réussi. Plus que réussi même, c'est avec une martingale hallucinante que le groupe installe son premier opus au sommet des charts américains, ainsi que le single au titre douloureusement évocateur Heat Of The Moment. Si les anglais sont un peu moins réjouis, c'est du côté des critiques que les mots les plus durs sont écrits. Et pour cause, cet opus éponyme est franchement mauvais. Lourd, pataud, maladroit, c'est un pachyderme ridicule, honteusement taillé pour le marché américain, symbolique de tout ce que l'on reprochait au prog. D'électronique inventive il n'y a rien, et pour ce qui est du hard-rock on y entend une soupe AOR qui ressemble plus à Journey ou Styx qu'à Iron Maiden.
Dès le premier morceau, Heat Of The Moment, l'impression pénétrante d'être en présence d'une musique de supermarché se fait agressive et indélébile. Le rythme est mou, les choeurs dégoulinants et la voix de Wetton ridicule de mise en avant. Le refrain, dont on comprend qu'il ait pu cartonner en 1982, est une honte éternelle dans le coeur de tous les amoureux de Yes et King Crimson. Un solo mal exécuté nous rappelle que Steve Howe est dans le groupe, et le morceau se termine dans les affres d'un fade bâclé. La douleur est grande, le désarroi complet, c'est une ignomonie auditive qui ne va pourtant pas s'arrêter là. Heureusement, quelques moments plus délicats viendront sauver ce radeau du naufrage le plus complet. Sole Survivor par exemple, où Howe semble enfin se sortir les doigts, possède presque la moitié d'un riff potable, malgré une rythmique semi-débile. Et je ne vous parle pas de Wetton. Time Again de son côté (ainsi que quelques moments de Wildest Dreams), rappelle les bons moments des derniers Yes ou de U.K., et si on est très loin d'y trouver une trace de talent on sent tout de même l'envie de proposer autre chose que des singles sirupeux pour le marché US. Mais ça ne marche plus, et le reste de l'album vous fera sombrer dans des affres de perplexité que je préfère ne pas vous décrire.
Et il y a à tout cela une raison très simple: tous les membres de ce supergroupe, et si j'osais, je dirais la même chose de tous les membres de tous les supergroupes (exception faite de CSN et ELP), tous, donc, sont copieusement repus. Par voie de conséquence, plus aucun n'a la dalle, la rage au ventre, l'envie d'en découdre. Tous sont là en espérant ramasser encore quelques miettes de ce qui reste du gâteau, et c'est bien évidemment triste et pathétique de constater à quel point les ricains gobent le truc sans sourciller. Heureusement, les chiffres des ventes du groupe vont s'écrouler, et ce dès le second opus, suivi de près par le départ de Wetton, remplacé par Greg Lake, avant que Howe ne parte fonder GTR avec Steve Hackett, remplacé par Mandy Meyer, bientôt rejoint par le revenant... John Wetton. Et ça continue comme ça jusqu'en 2014.