Assume Form est le quatrième album du mélancolique James Blake. Dans une magnifique fusion perfectionniste des genres, on plonge dans un univers introspectif intime sur la puissance thérapeutique de l’amour.
Le sexe, l’amour, le doute et l’espoir
À la sortie du morceau Don’t Miss It, premier single de l’album, Pitchfork a loué le talent d’écriture et de composition derrière le titre, tout le qualifiant de “sad boy music”. Blake a réagi en dénonçant cette stigmatisation constante des preuves d’intimité masculine. Il ajoute :
Il n’y a pas de grandes victoires dans la bravade et le machisme. La route de la bonne santé mentale et du bonheur [...] est pavée d’honnêteté.
C’est en se confiant, en expugnant nos peurs, nos doutes et nos espoirs que l’on peut apprendre à se connaître et à s’accepter. Blake a construit tout au long de ces albums un univers intimiste où il partage ses propres insécurités et sa lutte avec l’anxiété, la dépression et l’isolement. Aujourd’hui, Blake semble avoir évolué. Car même s’il conserve une aura mélancolique, Assume Form ne décrit pas les peurs inexorables de l’artiste. Il transmet surtout l’espoir, la lumière balayant peu à peu l’obscurité, la guérison progressive. Car Blake a trouvé son traitement thérapeutique : l’amour.
L’album s’ouvre sur Assume Form, titre éponyme qui, en guise d’introduction, offre une synthèse thématique du reste de l’oeuvre : l’amour comme outil pour s’ouvrir et se connecter au monde, devenir un être tangible et sensitif en s’échappant de son isolement mental et de sa prison égotique. On suit ensuite tout au long de l’album l’histoire romantique de Blake, de sa peur d’aimer et de s’engager à sa guérison graduelle par l’apprentissage de la confiance en l’autre.
Le premier acte de l’album est centré sur la sexualité et la peur de l’engagement. Mile High et Tell Them, les second et troisième titres, décrivent respectivement la fusion passionnelle des corps et les amourettes passagères en tant que mécanisme de défense.
L’album enchaîne sur son deuxième acte, dicté par l’optimisme et le pouvoir thérapeutique de l’amour. Into The Red est une ode à l’être aimé qui s’inscrit dans la plus pure tradition de la ballade romantique. Barefoot In The Park raconte comment sa conjointe l’aide à s'extérioriser et à prendre confiance en lui-même vis-à-vis du monde extérieur. Enfin, dans Can’t Believe The Way We Flow, Blake explicite la beauté de la vie commune et la facilité de la coexistence avec sa compagne.
Le troisième acte s’articule autour du doute, il transmet le retour des insécurités au sein du couple. Le titre Are You In Love décrit le doute que Blake ressent sur ses propres sentiments tout en souffrant le besoin de rassurance de l’amour de sa conjointe. Where’s the Catch enchaîne sur le doute de soi-même, la certitude que sa valeur intrinsèque ne peut lui permettre d’accéder à ce bonheur qui semble pourtant à portée de main. Enfin, I’ll Come Too transmet le besoin excessif d’être constamment physiquement proche de son conjoint.
L’album enchaîne ensuite sur son quatrième acte. Sous le signe de l’espoir et de la rédemption, Blake tire des leçons de son passé en cherchant des solutions à son isolement. Power On raconte comment il a su écarter son égo et ses préconceptions pour s’ouvrir à son conjoint. Dans Don’t Miss It, Blake supplie de ne pas rester enfermé dans son propre esprit et de combattre l’apathie afin de ne pas passer à côté des expériences de la vie.
L’album se termine sur une berceuse directement adressée à sa conjointe insomniaque.
Can’t believe the way it flows
Et pourtant, si la construction thématique de l’album est intéressante, c’est surtout sa cohérence musicale qui frappe immédiatement. Assume Form réussit un tour de force : il se fait passer pour un album minimaliste alors qu’il déborde de générosité. Dès les premières écoutes, on est immédiatement enveloppé dans cet univers brumeux, intimiste, mélancolique et optimiste. Les chansons s’enchaînent extrêmement bien, partageant toute une cohérence musicale tout en conservant une forte identité propre. Car l’album n’est pas minimaliste, c’est une oeuvre musicale travaillée et polie jusque dans ses moindres arrangements.
Pour commencer, Blake et ses collaborateurs se sont contraints à utiliser un registre limité d’instruments afin d’offrir un socle de cohésion aux différents morceaux. En un premier temps, il y a le piano, décliné sous plusieurs formes. Ensuite, seulement une poignée de variations de synthétiseurs électroniques semble présente. On retrouve également des cordes, discrètes et intimes car plus proche du quatuor que de l’orchestre complet. De magnifiques harmonies vocales viennent occasionnellement accompagner cet assemblage instrumental, donnant du coeur et du corps aux moments de grâce de l’album. Enfin, l’album s’assure un fil conducteur musical avec ses percussions, qui participent énormément à établir l’identité de l’album. S’inspirant des productions modernes de hip-hop, en particulier du trap, elles sont caractérisée par un timbre sec, un enchaînement soutenu des cymbales hi-hat, et une grande générosité dans les variations des modèles rythmiques. Ces percussions offrent un contraste avec le reste de la composition instrumentale, et viennent énergiser le côté brumeux et velouté de l’album, tout en sachant se faire discrètes quand le morceau l’exige.
Ces silences sont primordiaux, car ils caractérisent ce qui fait la force de Assume Form. Toute l’identité de l’album gravite autour de silences, de crescendos, de build-ups, d’apothéoses et de retours au calme. Une construction de morceaux sur une base de différences de potentiels d’intensité, qui permet à l’album de transmettre une grande palette d’émotions, mais toujours en piochant dans cet inventaire instrumental limité, ce qui lui permet de conserver cette atmosphère intime et faussement minimaliste.
Les quelques features vocales qui viennent accompagner Blake sont d’une justesse absolue. Travis Scott et son autotune offrent de riches mélodies vocales sur Mile High. André 3K signe un couplet d’une écriture puissante et d’une rythmique brute sur Where’s The Catch. La voix espagnole envoûtante de Rosalía et celle de Moses Sumney, plus soul, viennent accompagner délicatement celle naturellement plus folk de Blake sur Barefoot In The Park et Tell Them.
Ces featuring, et la voix de Blake ne sont pas au-dessus du reste de la production instrumentale, mais viennent au contraire compléter celle-ci. Blake signe des mélodies puissantes, riches en harmonies, qui prennent parti de sa tessiture et de la richesse de son timbre. Il alterne voix basse et voix aiguës, jouant de ses voix de têtes et de poitrine, les agrémentant parfois d’une autotune discrète, selon l’intensité des passages instrumentaux.
C’est un album aussi riche que discret, aussi grandiose qu’intimiste. Son propos accompagne avec brio l’univers musical présenté, et tous les éléments - voix, instruments, percussions, harmonies, rythmiques, mélodies, featurings, samples - sont travaillés à la perfection et sont au service d’une cohésion musicale et d’une construction individuelle généreuse et complexe pour chaque morceau. C’est un album de perfectionniste qui parvient à dégager une nouvelle palette d’émotions brutes sur chaque titre.