Atom Heart Mother
7.8
Atom Heart Mother

Album de Pink Floyd (1970)

Pink Floyd, objectivement, possède certaines des pochettes d’albums les plus réussies de l’histoire de la musique. Qui ne connaît pas le prisme sur fond noir du cultissime The Dark Side of the Moon, le cochon volant au dessus de la Battersea Power Station d’ Animals, la symbolique poignée de main ainsi que l’homme en feu de Wish You Were Here? Il n’y a pas à dire, ces disques sont mythiques, aussi bien pour leur pochette que pour leur contenu. Un autre album, cependant, qui est beaucoup plus prisé pour sa pochette que pour sa musique, fait aussi partie du classement: l’innocente vache d’Atom Heart Mother, qui est mon album préféré (tous groupes confondus), bien que je reconnaisse ouvertement que ce n’est pas le plus parfait et le plus cohérent musicalement et lyriquement. Et pourtant, cet album reste pour moi un très très joli tour de force qui mérite d'être réhabilité.

Le disque dure un peu plus de 52 minutes. Ouf! C'était à l'époque l’un des plus longs 33 tours jamais produits, si l’on met évidemment de côté le magnifique Flying de UFO (une heure!, sorti un an après) ainsi que Selling England By The Pound de Genesis (53 minutes, sorti trois ans plus tard). On se rend aussi compte qu’il n’y a que cinq chansons pour 52 minutes, ce qui promet de longues pièces. On commence donc avec la mirifique et fantastique plage titulaire, Atom Heart Mother, le plus long instrumental de la carrière du groupe, d’une durée de 23 minutes et 42 secondes, qui constitue une suite subdivisée en six mouvements:

i. Father’s Shout

ii.Breast Milky

iii. Mother Fore

iv. Funky Dung

v. Mind Your Throats Please

vi. Remergence

Après 30 secondes de mystère, occupées par une note grave d’un orgue Hammond, les premiers cuivres font leur apparition, créant une véritable cacophonie orchestrale, comme si les instruments essayaient de trouver le thème principal. Et c’est ce qui arrive autour d’une minute et demie: le thème principal de Father’s Shout, tout simplement génial, épique, et héroïque! Les cuivres du Philip Jones Brass Ensemble dirigé par Ron Geesin et John Alldis, la guitare électrique de David Gilmour, les claviers de Richard Wright, la basse de Roger Waters et la batterie de Nick Mason s’unissent harmonieusement (et de façon paradoxalement chaotique) pour entonner l’une des plus belles, si pas la meilleure, pièces de rock symphonique. Oui, ce mouvement, et toute la chanson entière, est sans aucun doute le plus grand chef-d’œuvre de ce genre de musique, que peu de groupes avaient encore exploré jusqu’alors. Procol Harum avait sorti le magnifique A Salty Dog l'année précédente, Deep Purple, lui aussi, avait joué un concerto d’une heure avec le Royal Philharmonic Orchestra (le très réussi Concerto for Group and Orchestra) et les Moody Blues, en 1967, avaient produit le hit-single Nights in White Satin. Les Beatles aussi, en avait fait l'expérience: on peut citer notamment l'entièreté de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et la chanson Hey Jude, dont la coda, outre les chœurs, inclut un véritable orchestre. Mais ici, Pink Floyd pose selon moi les vrais fondamentaux du rock symphonique: une collaboration active entre orchestre et groupe. Mais revenons-en a Father’s Shout dont le thème principal s’estompe pour laisser place a Breast Milky et son déchirant solo de violoncelle, exécuté par le virtuose islandais Hafliði Hallgrímsson. Ce dernier, accompagné par un ostinato de Richard Wright, joue l’un des moments les plus émotionnellement chargés de la carrière du groupe. C’est mélancolique, beau et tout simplement impeccable. Petit à petit, alors que Wright augmente le tempo auquel il joue son ostinato, Mason intervient à la batterie, d’abord donnant de magnifique petits breaks de toms, pour ensuite fonder la base rythmique d’une section ou la nostalgique guitare de Gilmour, de réminiscence psychédélique, et les cuivres jouent parfaitement, main dans la main. Encore une fois, ce mouvement est un chef-d’œuvre. Désormais, nous entrons dans le troisième mouvement, Mother Fore, caractérisé par un climat planant créé par le John Alldis Choir, lui même accompagné des douces nappes d’orgue de Wright, de la basse de Waters et d’une simple pédale de charleston de Mason. Certains trouveront ce passage ennuyant, et je comprends parfaitement leur ressenti, car en effet il ne se passe pas grand chose avant que Mason ne se déchaîne sur sa batterie pour donner les dernières et magistrales trente secondes du mouvement. Mais j'apprécie également énormément cette section-ci car je la trouve d’une beauté émotionnelle elle aussi poignante. La partie suivante, Funky Dung, devrait normalement réjouir ceux qui se sont emmerdés jusqu’à présent. Gilmour nous offre un solo de guitare bluesy et psychédélique en même temps, accompagné par la basse funky et lourde de Waters, l’orgue psychédélique de Wright et un jeu basique de Mason, qui délivrent ici un passage complètement amusant mais surtout caractéristique du son du Pink Floyd de l'époque. Encore une fois, cette section s’estompe peu à peu pour de nouveau laisser place aux chœurs prédominants, toutefois accompagnés (très) discrètement par le groupe et l’orchestre. D’abord lugubrement, les chœurs prononcent des mots potentiellement liés a des aliments (il m’a semblé entendre tea, toast, coffee! a un moment donné) avant de reprendre un chant plus traditionnel, qui s’ouvrira sur la reprise de l’excellent thème principal, celui de Father’s Shout, qui rime avec le retour en force des cuivres et du groupe. Aussitôt celui-ci terminé, c’est au tour de l’esprit expérimental de Pink Floyd de prendre les rênes du jeu dans le mouvement suivant: Mind Your Throats Please, lui-même composé de deux parties. Honnêtement, c’est bien le seul mouvement de cette symphonie qui me déçoive. Ici on a plus le droit à des bruitages et a des cris saccadés qu'à une véritable mélodie. Heureusement, cela ne dure pas longtemps, car après un passage de train qui marque la fin de cette infernale cacophonie, le groupe et l’orchestre font leur tant attendu retour collaboratif dans la deuxième partie de Mind Your Throats Please. Celui-ci commence avec Wright, qui passe son piano à travers un Leslie (comme sur l’incomparable Echoes) et qui, bizarrement, me fait penser à l'introduction de Take a Pebble d’Emerson, Lake and Palmer, lorsque Keith Emerson gratte ses cordes à piano. Bien vite, on entend, mélangées ensemble, différentes parties de la chanson (parmi lesquelles les cuivres cacophoniques du tout début et le thème principal) qui créent une véritable cacophonie, plus mélodieuse cependant que la partie expérimentale précédente. Celle-ci culmine avec l’exclamation déformée de Mason “Silence in the studio!”. Maintenant tout va rentrer dans l’ordre. Le sixième et ultime mouvement, Remergence, commence d’abord avec le thème principal, toujours aussi beau à écouter, avant de retourner au calme mélancolique de Breast Milky, avec son déchirant solo de violoncelle. Gilmour et l’orchestre reviennent ensuite avec un autre très beau solo, qui lui-même se fond dans une partie mélangeant extrêmement bien Father’s Shout et Mother Fore. D’un ton grandiloquent, ce merveilleux morceau se conclut sur un final où les cuivres puissants et les chœurs résolus, accompagnés par le groupe, marquent ici une conclusion orchestrale digne de n’importe quelle œuvre classique.

Putain de putain de putain de bordel de merde. Je n’en crois pas mes oreilles; je viens d'écouter 23 minutes de pur plaisir, remplies d'émotion. L’envie de pleurer me vient, bien malgré moi. Quel chef-d’œuvre! Rares sont les pièces qui ont cette tendance à m’achever à ce point: parmi eux, je peux compter les deux autres magna opera de Pink Floyd, Echoes et Shine On You Crazy Diamond, et l'entièreté de l’album Tales of Mystery and Imagination - Edgar Allan Poe du Alan Parsons Project. Atom Heart Mother (la suite) n’est pas parfaite, mais elle est puissante, c’est certain. En bref, ce morceau est un véritable bijou que je placerais personnellement à la troisième place des meilleures chansons de Pink Floyd, et incontestablement une référence du plus haut niveau dans le genre du rock symphonique. Le groupe n'explorera malheureusement plus ce terrain (si ce n’est que les cordes discrètes de Comfortably Numb ou l’orchestre d’accompagnement de Michael Kamen sur The Final Cut), insatisfait de cette expérience, mais sans l’avoir inventé, c’est bel et bien Pink Floyd, avec l’aide de Ron Geesin et John Alldis, qui, à mon sens, a façonné le rock symphonique.

Je m’excuse d’avoir vanté ce morceau pendant des heures, chers lecteurs, mais j’ai l’habitude de dévier assez facilement, surtout si le morceau me plaît. Continuons à présent notre écoute avec la tendre ballade folk If, piste inaugurale de la deuxième face. Je précise, qu’en général, le folk n’est pas un genre qui me plait tant que ça. Peut-être est-ce l’absence de batterie ou la simplicité musicale de ce dernier. Je l’ignore. Mais ici, If fait figure d’exception. Waters, le compositeur de la chanson, installe un climat vraiment bucolique et relaxant encore une fois émotionnellement puissant. Les passages de guitare “fantômes” de Gilmour, eux aussi de réminiscence psychédélique, ainsi que le magnifique piano de Wright, ne font qu’amplifier ce sentiment de mélancolie (lié à Syd Barrett, leur ancien camarade de groupe, si j’en crois les paroles) et embellir la ballade. Certains regretteront le manque de présence de Mason, qui ne donne qu’un timide accompagnement à la batterie, je les comprends. Néanmoins, j’adore cette chanson et pourrais me la passer en boucle tellement son ambiance rurale m’apaise. On passe ensuite à une composition de Wright, incontestablement l’une de ses meilleures, Summer ‘68. S’ouvrant sur un piano nostalgique et légèrement pop, notre ami nous offre, avec l’aide des fantastiques cuivres, un moment émotionnellement chargé, qui me procure une grande joie. La guitare acoustique de Gilmour, ainsi que les batteries entraînantes de Mason aident aussi à faire de ce bon baroque pop un morceau hyper chouette et mémorable. Une très belle composition en perspective. L’album se poursuit subséquemment sur une autre petite ballade folk très sympathique, Fat Old Sun, une piste qui est chère à son compositeur, Gilmour. Le climat que le guitariste instaure est plutôt similaire à celui d’If: ambiance pastorale douce et relaxante. L’essence-même de la chanson, quant à elle, est cependant assez différente: on a droit à un accompagnement à l'orgue solennel de la part de Wright qui participe activement à la puissance émotionnelle de ce beau petit morceau, ainsi qu'à un Gilmour qui fait quasiment tout. Waters et Mason ayant décidé de ne pas aider leur camarade dans la réalisation de sa chanson, c’est le guitariste lui-même qui s’occupe de la basse et des percussions (point que beaucoup d’auditeurs critiquent, trouvant peut-être ses breaks un peu mous). La chanson se conclut sur un très beau et poignant solo de guitare électrique, accompagné de petits chœurs ci et là. Encore un morceau très mémorable. L’album se termine avec ce que beaucoup considèrent comme l'ombre du disque, Alan’s Psychedelic Breakfast, instrumental divisé en trois parties:

i. Rise and Shine

ii. Sunny Side Up

iii. Morning Glory

Pourquoi les gens crachent-ils autant sur ce morceau? C’est sûrement à cause de sa musique concrète, constituée de bruitages décrivant un des roadies du Floyd, nommé Alan Styles, (il est apparu sur le derrière de la pochette d’Ummagumma) mangeant son petit-déjeuner. Il n’y a pourtant que ça que les éminents critiques de l'époque semblent retenir, car Alan’s Psychedelic Breakfast possède aussi de la musique! On commence avec Rise and Shine, qui s’ouvre sur un évier qui goutte, qui lui-même laisse place à Alan ouvrant son frigo, prenant une assiette et des couverts, et s’installant à table. Il ne s'empêche pas non plus de parler: parmi les mots dépourvus de sens qui parsèment son monologue (ou son dialogue, on ne sait pas) on entend notamment eggs, bacon, sausages, I like marmelade, breakfast in Los Angeles, macrobiotic stuff, gets ready for the gig, he does all the electrical stuff, etc… A la fin de la première minute cependant, on a droit a de la vraie musique: quelques ponctuations musicales qui lancent un instrumental, principalement basé sur le piano, relaxant, qui ne casse pourtant pas trois pattes à un canard, il est vrai. La partie suivante, Sunny Side Up, est peut-être pour moi la seule vraie déception de l’album. La ballade folk que Gilmour présente ici ne détient effectivement pas beaucoup d'intérêt. On dirait tout simplement un simple exercice. Mais bon, ce n’est pas grave parce qu’autour de la huitième minute, c’est au tour du meilleur mouvement de la chanson, Morning Glory d'entrer en action. Ce dernier démarre de la même façon que Rise and Shine, avec des ponctuations, qui cette fois, sont déjà plus timbrées, pour s’ouvrir sur un instrumental au piano absolument somptueux. Les claviers de Wright ont été excellents tout au long de l’album, mais là, pour le coup, c’est un sommet. Que de mélancolie, mélangée à une certaine allégresse, se dégage de ces merveilleuses et inoubliables notes, accompagnées par une bonne basse de Waters et une batterie particulièrement en forme jouée par Mason. Gilmour n'oubliera pas d'intervenir, lui aussi, avec un remarquable solo de guitare improvisé, ponctué ci et là de puissants breaks de la part du batteur. La musique du mouvement se termine en fade-out sur Alan, qui est en train de ranger son plat et se préparer pour aller au boulot. Les mêmes gouttes qui ont inauguré le morceau concluent cette très sympathique, à mon gout, expérience sonore qu’est Alan’s Psychedelic Breakfast.

Atom Heart Mother est terminé.

1. Atom Heart Mother (10/10)

i. Father’s Shout (10/10)

ii. Breast Milky (10/10)

iii. Mother Fore (10/10)

iv. Funky Dung (10/10)

v. Mind Your Throats Please (6,5/10)

vi. Remergence (10/10)

2. If (10/10)

3. Summer ‘68 (10/10)

4. Fat Old Sun (10/10)

5. Alan’s Psychedelic Breakfast (9/10)

i. Rise and Shine (8/10)

ii. Sunny Side Up (6/10)

iii. Morning Glory (10/10)

(Le gras indique ma chanson préférée du disque)

La note que j’attribue à mon album préféré n’est autre qu’un 10/10, à mon sens, amplement mérité. Je comprends parfaitement le mépris que certains ont pour cet album, et c’est très bien ainsi parce que la musique n’est rien d’autre qu’une expérience subjective, différente pour chacun de nous. En ce qui me concerne, Atom Heart Mother vit, et vivra toujours dans mon cœur.

Herp
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 albums, Les meilleurs albums de 1970 et Les meilleurs albums de Pink Floyd

Créée

le 30 août 2024

Critique lue 7 fois

Herp

Écrit par

Critique lue 7 fois

D'autres avis sur Atom Heart Mother

Atom Heart Mother
Erw
6

Critique de Atom Heart Mother par Erw

Atom Heart Mother semble suivre une règle très ancienne, une sorte de malédiction antique sûrement lancée par une secte secrète qui toucherait tous les albums, de préférence de rock progressif, qui...

Par

le 24 déc. 2011

21 j'aime

8

Atom Heart Mother
Ze_Big_Nowhere
8

La Vache qui (mû)rit

La réception d'Ummagumma malgré une volonté expérimentale évidente et le refus d'un quelconque compromis sur la direction artistique qu'ils souhaitaient prendre (le fort caractère de Waters et son...

le 5 mai 2023

17 j'aime

2

Atom Heart Mother
Manclédu13
10

Critique de Atom Heart Mother par Manclédu13

Et on peut vraiment effleurer la main invisible du tout-puissant quand on découvre que la pochette au symbolisme chiadé de mère nourricière de l'album , qui colle si bien à de terribles parties...

le 21 déc. 2011

14 j'aime

1

Du même critique

The Raven
Herp
10

Nevermore!

Pour avoir une chance de représenter le somptueux album Tales of Mystery and Imagination au Billboard, il fallait un ou deux singles. Etant donné que le Alan Parsons Project est un groupe...

Par

le 7 sept. 2024

A Dream Within a Dream
Herp
10

All that we see or seem is but a dream within a dream

En 1976 sort l'une des plus belles pépites du rock progressif et de la musique contemporaine en général, le fabuleux et irremplaçable Tales of Mystery and Imagination, studio debut du Alan Parsons...

Par

le 7 sept. 2024

The Cask of Amontillado
Herp
10

You'll feel your mind slipping away

Pour moi, tous les morceaux sur Tales of Mystery and Imagination du Alan Parsons Project sont parfaits et meritent des 10/10. Si il devait y avoir une chanson un poil meilleure que les autres, ce...

Par

le 7 sept. 2024