Quand on possède l’une des pattes sonores les plus caractéristiques d’un courant musical, c’est un pari risqué de s’en éloigner un tant soit peu. C’est comme jeter un outil de travail soigneusement aiguisé et poli. Mais il s’agit aussi un acte de création et de courage qui a fait ses preuves maintes fois dans l’histoire discographique.


C’est le pari qu’a fait The Brian Jonestown Massacre, pionnier de la vague psychédélique des années 1990, dont la formule néo-Rolling Stones avec un jeu soigné de guitare électrique et un tambourin omniprésent a créé toute une nouvelle école, que de nombreux poulains honorent encore de nos jours. Le groupe ne s’est pas renouvelé qu’une seule fois, mais cela n’a jamais été aussi concluant ni aussi radical que sur Aufheben, album qui représentera une mutation durable dans leur style.


Le génial Anton Newcombe, leader incontesté du groupe, s’est surpassé pour réaliser un album ésotérique nous embarquant sur des terres vierges et magnifiques. Rassurez-vous, le joyeux Joel Gion continue de marquer la cadence avec son tambourin. Impossible de déloger ce type qui exerce le métier le plus cool du monde. On retrouve bien la patte sonore irrésistible du BJM, mais transformée, enrichie, voire grandie.


Anton Newcombe assume vivre dans les années 1960 : il serait « né au mauvais moment ». Or, sur Aufheben, la musique n’est plus tellement typée sixties. Les titres des morceaux font référence de façon humoristique à des classiques de diverses décennies : « I Want to Hold Your Other Hand » (The Beatles, « I Want to Hold Your Hand » - 1964), « Stairway To the Best Party In the Universe » (Led Zeppelin, « Stairway to Heaven – 1971) ou encore « Blue Order / New Monday » (New Order, « Blue Monday » - 1986). Le contenu, lui, sonne plutôt avant-gardiste. Le BJM s’est extrait de sa matrice et s’élève.


Cette émancipation est temporelle mais aussi spatiale. En effet, Anton Newcombe est resté jusque-là un pur enfant de la Californie, foyer majeur du rock psychédélique dans les années soixante. Or, chose inédite, Aufheben ne sonne pas seulement californien mais aussi araméen, indien, finlandais et caribéen. Le BJM se débarrasse en quelque sorte de sa lourde carapace de « groupe américain » pour se rendre universel. Comme on peut le deviner lors de ses DJ set, les connaissances hyper pointues d’Anton vont de pair avec un goût pour la découverte des sons qui résonnent aux quatre coins du monde.


La zurna de « Panic in Babylon » fait donc une promesse qui sera tenue tout le reste de l’album : celle de nous faire voyager. Cette première étape est déjà mémorable, mais le second morceau « Viholliseni Maalla » touche carrément au sublime. Batterie feutrée, voix caressantes, synthétiseur moelleux, échos lointains de guitares… C’est comme rentrer dans un jacuzzi plein de bulles après une longue randonnée à cheval.


Une pause pour prendre un peu de speed sur « Gaz Hilarant », où l’on retrouve le côté un peu chuintant du chant d’Anton Newcombe, et on repart pour un sommet. « Illuminomi » est un concentré de bonheur à l’état pur. Chaleureuse, dansante, mystique, cette piste présente de multiples facettes qui se confondent dans un entrelacs de boucles hypnotiques. La flûte soutenue par la section rythmique est parfaitement complétée par les guitares, les claviers, les chœurs et le xylophone. Véritable illumination.


« I Want to Hold Your Other Hand » est un morceau planant où Anton Newcombe manifeste son talent pour aménager les pleins et les vides : il laisse sa voix très présente tout du long en chantant très peu. « Face Down to the Moon » est une nouvelle pépite où nous retrouvons à notre plus grand plaisir la flûte traversière, cette fois accompagnée d’un sitar et d’un drone, pour un chemin sinueux empreint de nostalgie.


Les instruments vont et viennent au gré des morceaux. Sur « The Clouds Are Lies », on retrouve une sorte de synthétiseur modulaire déjà entendu avant. La main du musicien guidant cet instrument est visible, on la ressent. Un autre clavier au son plus vaporeux le complète avec grâce. Le chant est empreint d’innocence tandis que la guitare rappelle les expérimentations de John Cale. Rhaaaa, quelle réussite, encore une fois…


Vient ensuite un titre assez entraînant en dépit de ses guitares acérées, un peu à la façon d’une pop déconstruite passée à travers différents filtres : « Stairway To the Best Party In the Universe ». C’est peut-être ce qui ressemble le plus à un morceau « type » du BJM sur l’album mais on reste loin de tout académisme. Avec « Seven Kinds of Wonderful », on arrive de nouveau sur quelque chose de très exotique. Une voix féminine chargée de réverbération ouvre les hostilités de façon quelque peu criarde, un rythme percutant s’installe et la flûte se taille de nouveau la part du lion dans le mix.


Par contraste, le clavecin qui introduit « Waking Up To Hand Grenades » nous annonce une balade psyché, mais le morceau ne tarde pas à prendre un rythme plus entraînant. La mélodie de clavecin continue de tourner en boucle à très bas volume tout au long du morceau. Le génie d'Anton Newcombe se niche dans les détails.


Enfin, « Blue Order/New Monday » remplit à merveille sa fonction de de morceau de fin de voyage. Malgré une durée de plus de 7 minutes, il paraît trop court car on veut prolonger le rêve. Il manifeste un certain sentiment de révélation, un peu comme « Eclipse » sur The Dark Side of the Moon de Pink Floyd. C’est en quelque sorte la synthèse des sensations et des illuminations passées, rencontrées tout au long du périple. « Revelation » sera d’ailleurs le titre de l’album qui suivra, et qui à l’instar de Kid A et Amnesiac chez Radiohead, peut être vu comme sa suite et son double.


On sentait bien, dans les années 2000, qu’Anton Newcombe commençait un peu à tourner en rond. Il a été bien inspiré de mettre les vieilles recettes de côté pour faire des années 2010 la décennie du renouvellement. Aufheben et Revelation forment ainsi une belle paire d’albums expérimentaux, constituant la facette la plus inventive du groupe de San Francisco. Certains fans en percevront les richesses, d’autres retourneront à leurs Take It from the Man!, Thank God for Mental Illness et Give It Back : la rançon du renouveau.


Vous pouvez ranger votre Phénoménologie de l’esprit : « Auheben », ici, n’a pas sa signification hégélienne mais est, selon Anton Newcombe dans une interview, un « mot intéressant lié à l’humanité et à la pochette ». La pochette en question représente la plaque de Pioneer, envoyée dans l’espace à destination d’extra-terrestres éventuels. S’ils écoutaient ce disque, gageons qu’ils auraient envie d’en savoir plus sur cette civilisation humaine qui paraît bien mystérieuse mais est capable de si belles choses.

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le 16 mai 2020

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