Ce bon vieux Tom nous revient comme une présence rassurante par ces temps agités sept ans après son dernier album original (Real Gone) et douze ans après son dernier grand disque (Mule Variations, Grammy Award du meilleur album de folk contemporain). Nerveux, tendu, en suspension, Bad as Me nous montre une fois de plus le talent d'un artiste n'ayant plus rien à prouver. Son chant habité nous emmène là où il le souhaite, dans un monde de destins brisés, de chiens errants, d'âmes solitaires, de routes, de poussières et de vieilles bagnoles. Cet album est un concentré du savoir-faire de Tom Waits, mélange de Dylan, Screamin Jay Hawkins, Louis Armstrong ou encore Kurt Weill : Jazz rugueux de vieux big bands soiffards et déglingués (Chicago), blues-rock au son âpre et déstructuré (Raised Right Men), et vieux morceaux folks sans âges (Face to the Highway). Ce métissage confère à l'ensemble une certaine homogénéité, passant d'un univers à l'autre sans dérouter l'auditeur. Les couleurs et les tons choisis en font un album mélancolique.
L'homme a su s'entourer, avec entre autres Keith Richards (passant d'un obscur groupe de rock'n'roll sixties à guitariste dans Pirates des Caraïbes à force de consommer les cendres de son père), Fléa (issu d'un ancien groupe punk devenu hélas trop consensuel pour susciter l'intérêt, alias les Red Hot Chili Peppers...) ainsi que son fidèle compagnon, l'injustement méconnu Marc Ribot. Ce dernier, au jeu de guitare discret, est un talentueux « combleur » de silence et d'espaces vides. Par ses suites de notes d'une grande inventivité, il dessine des contours délicats, déjouant les attaques parfois brutales de Tom Waits. Ces deux là sont complémentaires et esquissent une ambiance claire-obscure, donnant à l'ensemble une atmosphère feutrée du meilleur effet. Talking at the Same Time, vieux blues bastringue met en avant le savoir-faire de Marc Ribot pour installer ce climat bleuté.
Les morceaux s'enchaînent et laissent un agréable goût de travail bien fait. Les textes parfois surréalistes sont d'une grande force évocatrice. Bad as Me, morceau éponyme, décalé et puissant est une belle réussite et confirme que Tom Waits est un poète. Les morceaux folks sont inspirés tels que Face to the Highway ou encore ou Last Leaf en duo avec son pote Keith Richards. Sa voix rocailleuse fait des merveilles dans ce registre et pose une ambiance introspective et nostalgique, légèrement désenchantée. L'ensemble est toujours teinté d'une certaine théâtralité dans la façon de chanter et injecté d'une bonne dose d'ironie fidèle au Monsieur le rendant définitivement insaisissable.
Cet album forcément intemporel par essence, de structure plus accessible comparé à d'anciennes productions (Bone Machine par exemple), n'est pas pour autant sans compromis, fidèle à son créateur qui trace son sillon depuis près de quarante ans, d'une carrière sans réels faux pas, ou du moins toujours empreinte d'une grande honnêteté.
Cette absence de concessions rend l'ensemble émouvant, fruit d'un artiste anachronique, sûrement dépassé par notre époque. De l'entendre revenir chanter ses éternelles complaintes, est aussi bon que de revoir un vieil ami. Tom Waits est le compagnon des coups durs et des lendemains difficiles comme un vieux blues New Orleans. Bad as Me marque le retour de Tom Waits parmi les (sur)vivants, gardien de l'imagerie américaine racontée par les artistes beat (Kerouac en tête), cet artiste rare mérite, c'est un fait, d'être soutenu et applaudi à chaque apparition.
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