A en juger par les couleurs ternes de la pochette et la mine déplorable des quatre protagonistes, on pourrait penser que les Beatles sont réellement à vendre. Dans un texte humoristique qu’il croit bon d’ajouter sur la pochette, l’agent de presse Derek Taylor assure que ce n’est pas le cas : c’est leur musique qui est à vendre, pas eux. Cela dit, ces choix sont symptomatiques d’un certain esclavage du groupe par rapport à sa musique. La production leur impose une cadence d’un album tous le six mois, mais l’emploi du temps des Beatles est déjà très chargé. Ils le rentabilisent alors en enregistrant des chansons qu’ils maîtrisent déjà depuis longtemps, dont six reprises classiques de rock’n’roll. L’album précédent A Hard Day’s Night n’en contenait aucune. Célèbres dans le monde entier et appelés de tous lieux, les Beatles sont-ils en train de perdre leur personnalité en même temps que leur liberté ?
Une telle crainte est heureusement infondée. En réalité, les Beatles prennent de plus en plus d’initiatives à cette époque. Quand ils ne sont pas en train de blaguer, leur parole est davantage prise en compte dans les studios EMI. Les quatre garçons commencent alors à s’intéresser aux techniques d’enregistrement, et ils sont ravis de pouvoir faire entendre des effets novateurs comme des entrées et sorties en fondu ou l’effet de feedback qui ouvre le single « I Feel Fine » - c’est John Lennon qui a inventé le Larsen volontaire, avant Jimi Hendrix.
Les toutes premières mesures donnent des frissons et un sentiment d'évidence. "No Reply" semble résumer l'idéal de fraîcheur, de mélodies accrocheuses et de simplicité que la beat music recherche. A moins qu’on ne soit incurablement allergique à cette façon quelque peu entêtante de chanter, difficile d’y résister. Mais le plus grand bonheur vient une chanson plus loin avec "I’m a Loser", dénigration pathétique de John Lennon par lui-même. L’enjeu n’est pas encore philosophique ou humaniste - il ne s’agit que d’une dépression passagère liée à une déception sentimentale - mais mine de rien, un pas est franchi dans l'expression des sentiments. Bien sûr, on apprécie avant tout la chanson pour son côté entraînant.
Les reprises sont autant d'hommages respectueux aux pionniers ayant influencé les Fab Four. Grâce à leur façon si personnelle de jouer le rock, il est évident qu'ils ont quelque chose à apporter aux classiques. Ainsi, le “Rock & Roll Music” des Beatles, qui devient un de leurs morceaux de prédilection sur scène, surpasse de façon insolente celui du maître Chuck Berry grâce au parti pris d’adopter un tempo plus rapide et à un piano fascinant. Quant à "Mr Moonlight", écrit par Roy Lee Johnson, il résonne au début comme un cri du cœur qui justifie toute la musique qui se déroule ensuite sur le morceau. Paul McCartney a eu la bonne idée de jouer de l'orgue Hammond sur ce morceau.
Parmi les compositions des Beatles, seule "Every Little Thing" est décevante. Avec un scénario semblable, la très classe « Something » composée par George Harrison cinq ans plus tard (c’est tout de même incroyable tout ce qui s'est passé aux studios Abbey Road, en cinq ans !) sera comme une réponse définitive à cette faiblesse de Paul McCartney. Un rapprochement analogue pourrait être établi entre "I’ll Follow the Sun" et « Here Comes the Sun », si ce n’est que "I’ll Follow the Sun" est déjà une très belle ballade.
L’amour constitue encore une fois le thème principal de l’album. Il est chuchoté de façon suggestive sur "Words of Love", un genre de “Do You Want to Know a Secret?” en plus feutré. Sur le célèbre "Eight Days a Week", il est crié à qui veut l’entendre. C’est une de ces mélodies qui vous restent dans la tête pendant des heures et que vous trouvez d’autant plus parasitaire que le refrain est constitué d’un cliché et d’un non-sens total (pour l’anecdote, Paul McCartney a piqué l’expression à un chauffeur de taxi avec qui il se tapait la causette). Quant à "Baby's in Black", c'est un morceau exemplaire pour l'adéquation entre texte et mélodie : le chant sur le ton d'une conversation y est du plus bel effet, ce qui est rarement le cas dans le mauvais rock.
Une psychologie de café du commerce pourrait faire apparaître que les Beatles ont besoin d’un peu d’oxygène au milieu de leur célébrité, et cela en considération de leurs textes : sentiment d’être de trop sur "I Don’t Want to Spoil the Party", délaissement sur "What You’re Doing", envie de s’en aller sur "I’ll Follow the Sun"… C'est difficile d'être une star, et l’attirance immodérée d’une petite partie de la gent féminine pour les Beatles avait de quoi lasser ces derniers. Dans cette optique, le choix du dernier titre de l’album n’est peut-être pas anodin : "Everybody’s Trying to Be My Baby" n’est-elle pas un prélude logique à « Help! », qu’elle précède immédiatement selon l’ordre de sortie des albums ?
Excepté les psychédéliques Magical Mystery Tour et Yellow Submarine, ce Beatles for Sale est le dernier album des Beatles dont on ne puisse guère affirmer qu’il constitue un tournant majeur dans l’évolution de leur musique. Toutefois, il marque une transition mineure : après avoir consacré trois albums à perfectionner leur son « Merseybeat », dérivation du rock’n’roll, les Beatles se tournent lentement vers une forme plus générique de musique pop rock. C’est assez imperceptible pour le moment mais c’est cet éloignement progressif des racines qui, de proche en proche, les conduira à Revolver et Sgt. Pepper, d’abord avec Help! qui surpassera Beatles for Sale puis avec le génialissime Rubber Soul qui incorporera les premiers éléments (proto-)psychédéliques. En 1964, les Beatles sont les plus grands représentants d’un genre à son apogée. A partir de 1965, ce sont eux qui montreront la voie.