Mourir jeune, c'est une obsession chez Kevin Morby. Peut-être parce qu'il est de cette génération qui, impuissante, voit ses camarades tomber non pas au front mais à la terrasse des cafés, en boîte de nuit ou pendant un concert. Alors en bon héritier de Dylan et dans un esprit pas si éloigné de Bob Marley, il a écrit un hymne pour panser nos plaies.
"Beautiful Strangers" est sorti un an après les attentats du Bataclan, quatre mois après la fusillade d'Orlando ; avec en tête l'assassinat par la police de Freddie Gray qui hantait déjà l'album Singing Saw. Single caritatif dont les bénéfices sont reversés à l'association Everytown For Gun Safety, il est peut-être ce que le jeune songwriter a écrit de plus beau. Seul dans son appartement, en pleine rupture, obsédé par une mélodie de Nina Simone et regardant par sa fenêtre le monde brûler. Dans la tradition des meilleures protest-song, Morby ne pointe pas du doigt mais reste à hauteur d'homme pour conjurer les mauvais esprits et allumer une flamme rassurante dans un monde incertain. On est sur un territoire gospel avec un procédé tenant aussi bien de la thérapie collective que de l'exorcisme. Si le texte fait écho au présent et nous invite à prier pour Paris, c'est son intemporalité qui le rend aussi fort : quand les temps sont durs et que la mort est au tournant, gardons la tête haute, chantons, libres.
Les larmes ont coulés sur mes joues quand, lors de son dernier concert au Trabendo, au lendemain de l'élection de Trump et de la mort de son héros Leonard Cohen, en plein état d'urgence où le moindre bruit suspect pouvait signifier la fin, Kevin Morby a entonné son refrain :
"If you ever hear that sound now
If the door gets kicked in here, they come now
Think of others, be their cover
I am what they're not"
Alors on regarde son voisin, on chasse les mauvais souvenirs et, naturellement, viennent les sourires. Nous ne sommes pas particulièrement courageux mais il y a bien une humanité, exacerbée par cette simple chanson nous invitant à faire front, entre beaux inconnus. La voix est calme mais déterminé, c'est celle de Dylan sur "Everything Grain Of Sand", celle de Cohen sur "Passing Through", également au répertoire de Morby et dont l'intention est similaire : nous renvoyer à notre mortalité pour que l'on n'oublie pas de vivre.
En face B, une délicate reprise de Townes Van Zandt enfonce le clou. L'approche est plus tendre, romantique.
"If I had no place to fall
And I needed to
Could I count on you
To lay me down?"
Une valse pour amants, amis et tous ceux qui, quitte à mourir jeune, préfère être bien accompagné. Avec Kevin Morby, nous avons notre barde de fin du monde et si la faucheuse nous en prive trop tôt, nous n'oublierons pas son nom.