Pris dans un vertige de mélancolie, l'ancien leader de Red House Painters fait marche arrière dans le temps. De plusieurs années en fait. Non seulement pour ressusciter la veine chagrine de l'ancien groupe, mais aussi pour révisiter ses souvenirs ensevelis.
L'album est teinté du début à la fin par une sombre nostalgie. La plupart des morceaux racontent de mort, d'expériences lointanes d'enfance ou d'adolescence qui sont devenues à jamais inaccessibles ; un sentiment de perte définitive traverse l'opus, renforcé par cette absence de véritables refrains dans les lyrics, comme si le chanteur voulait simplement nous raconter des histoires pour s'en débarrasser et en faire le deuil. Il peut s'agir de sa cousine morte dans un incendie ("Carissa"), de son père qui lui enseignait le respect et l'amour pour le prochain ("I Love My Dad"), de ses premiers amours ("Dogs") ou de lui-même en train de regarder le film-concert de Led Zeppelin ("I Watched the Film 'The Song Remains the Same'") : tout se passe dans le plus grand minimalisme, comme pour faire mieux sentir le texte brut qui gratte derrière les guitares folk, comme pour te faire vibrer sous la peau le son des regrets personnels de l'auteur.
Dans ses meilleurs moments, "Benji" retrouve les heures les plus touchantes d'un Leonard Cohen, le Springsteen décharné et morne de "Nebraska" ou de "Ghost of Tom Joad" voire même des fois le dernier Nick Drake qu'on a su après-coup si proche du suicide. Mais l'ancien rencontre ici le moderne, et les morceaux longs, répétitifs, "dronants" à la façon d'un Gastr Del Sol viennent renforcer le folk-rock suicidaire en même temps qu'ils donnent un relief particulier aux paroles : comme si les mots ne pouvaient plus être contenus par la musique, et les deux flux étaient obligés de rouler sur deux voies différentes en ne se rencontrant qu'occasionnellement.
Régulier autant que décousu, le disque dégage une grande beauté aussi bien dans la souffrance du remords que dans le plaisir de revivre un autrefois plus heureux. Autant dire que pour moi il s'agit clairement de l'un des meilleures oeuvres de la discographie du compositeur, peut-être la plus profonde depuis Rollercoaster.
Je sais pas ce qui est arrivé à Kozelek, mais il devrait déprimer plus souvent si c'est pour faire des albums comme ça.