Monsieur Sirkis, vous êtes bien urbain !
Certains seront contents de l’apprendre : "Black City Parade" sera sans doute le dernier album d’Indochine. Parce que Sirkis a cinquante balais, parce que ça fait déjà trente ans que ce groupe existe, parce qu’il est préférable de s’arrêter au sommet plutôt que dans le creux de la vague… On pourrait trouver toutes sortes de raisons. Et justement, depuis une dizaine d’années, le succès d’Indochine ne faiblit pas. On peut même dire que "Paradize" fut une résurrection. J’ai aimé tous leurs disques depuis, sauf peut-être "La République des Météors" dont le thème et l’univers ne me touchent pas spécialement. D’ailleurs, j’avais un peu peur que celui-ci les ait entraînés sur la pente descendante. Mais ça, c’était avant d’écouter "Black City Parade".
Bon, j’ai beau lui avoir attribué une très bonne note, je vais me débarrasser fissa de ce que j’appellerai le « point de discorde » de cet opus : la qualité des textes. Ou leur absence de qualité en fait, je ne sais pas trop. Mais avec Sirkis, ce genre de remarques, c’est monnaie courante : ça fait des plombes que ses détracteurs se foutent de lui à cause de ça et de son état d’esprit d’ado attardé. Pour être franc, je l’attendais vraiment au tournant là-dessus, car pour moi c’était ce qui avait plombé "La République des Météors". Et j’ai une nouvelle fois été déçu par sa prose, de plus en plus naïve. C’est d’autant plus rageant que s’il l’avait soignée davantage, on tenait quelque chose d’exceptionnel, du niveau de "Dancetaria". Dans le fond, elle n’est pas inintéressante, mais dans la forme… J’ai du mal à adhérer à ce vocabulaire trop limité, à ces rimes un peu bancales, pas très travaillées ; pour le reste, on le croirait victime d’automatismes : emploi quasi-systématique du futur (les "tu seras" et autres "on ira" sont devenus des tics de langage, tout comme "ici-bas" ou "là"… Que des trucs en "a" en fait), anglais approximatif qui s’immisce mais n’apporte pas grand-chose… Bof. Sirkis, on ne le changera plus de toute façon.
Mais malgré cette entrée en matière un tantinet cinglante, il faut l’avouer, "Black City Parade" est largement meilleur que « La République… », et est tout simplement un excellent album. Mélodiquement, y’a pas photo, Indochine en a encore sous le pied malgré ses trente ans d’existence. Le dernier bal du groupe se joue sur des sonorités new-wave totalement jouissives, qui collent parfaitement avec ce que l’on attendait d’eux en 2013… A un tel point que l’on oublie la légère amertume laissée par les textes, et qu’on a même la sensation que cet opus s’adresse à un public plus adulte que celui des précédents. Prenons par exemple la chanson titre : dès qu’on entend la gratte vrombissante et bien dark d'Oli de Sat en intro, on sent que ça va déchirer, et même si c’est un peu moins sombre que ce à quoi on s’attendait, notamment dans les refrains, l’intuition se confirme rapidement. Avec "College boy", la puissance cède sa place à la sensualité, mais sur un rythme toujours dansant qui donnera envie à ta copine ou ton boyfriend, tu vois, de se déhancher langoureusement contre toi torse nu et seulement vêtu d’un jean (hmmm, pardon) ; car en ces temps troublés d’inutiles débats sur le mariage gay, il y a fort à parier que les paroles donneraient des frissons à plus d’un manifestant homophobe. Vient ensuite le premier single, "Memoria", à la fois triste et plein d’espoir, dans une version de sept minutes… Qu’on ne voit pas passer. Décidément, Indochine déroule sa partition avec une maîtrise indéniable, et on commence à s’apercevoir que "Black City Parade" ne sera pas un album anecdotique. "Memoria" rappelle de bons souvenirs (mouarf !), comme l’intro de "Dancetaria" qui était tout aussi longue.
Mais ce qui est particulièrement frappant, c’est que le coup de grâce arrive sans prévenir, et il s’appelle "Le fond de l’air est rouge". Bordel, il ont bouffé quoi avant d’enregistrer pour être aussi inspirés ? Ca y est, on tient le titre phare, celui qui vous met une bonne baffe, suffisamment violente pour que j’ose affirmer qu’il a sa place dans le top 10. C’est peut-être l’évidence renversante de sa mélodie, son solo de synthé court mais entêtant, ou les mots de Sirkis, rebelles comme ceux d’un étudiant, qui transpercent cet air rouge et étouffant. Non, c’est les trois à la fois. En tout cas, avoir encore la faculté de pondre une chanson comme celle-là en fin de carrière, c’est assez grandiose, et en conséquence, pas donné à tout le monde.
Rien qu’avec le début de l’album, Indo semble donc avoir - presque - déjà rempli son contrat. Question : jusqu’à quand vont-ils tenir la cadence ? Eh ben… Jusqu’à la fin. Il n’y a rien à jeter dans "Black City Parade", et par la suite on se contentera d’apprécier ses arômes suaves, légers ou rocailleux, comme ceux d’un bon vin millésimé, chargés toutefois de la lourde tâche de départager le bon du très bon. Trop dur, la vie. Dans le très bon : "Wuppertal", énigmatique, grise puis lumineuse, dont l’atmosphère opposant instants calmes et baroques se rapproche encore de celle de "Dancetaria" ; "Traffic girl", pour son riff de guitare et ses indéniables qualités tubesques (écrite par Lescop, ce qui ne gâche rien) ; auxquelles on ajoutera "Kill Nico", bien rock, avec une batterie qui tabasse. Dans le bon : "Le messie", qui peut paraître anecdotique, moins accrocheuse au départ, mais dont on finit par apprécier les faux chœurs célestes et l’ironie ("Oui un messie va revenir et je ne peux qu’y croire (…) Comme un sexe droit, il viendra…") ; "Belfast" et ses claviers bizarres et putassiers qui singent avec pertinence l’Europe de l’est qui nous inonde, depuis plusieurs années, d’une techno immonde digne des années 90, d’une ringardise innommable ; "Thea sonata" et "Anyway", pour l’émotion, la fragilité, et les gimmicks qui restent dans la tête ; "Nous demain" pour l’aventure et la liberté du road trip et le son très très eighties ; sans oublier "Europane ou le dernier bal", qui termine, comme il se doit, sur une note désabusée, accompagnant le désenchantement des anonymes perdus dans la foule, dans la parade partiale de la ville, la mascarade de la vie.
Il est temps à présent de conclure, en soulignant simplement qu’Indochine m’a vraiment bluffé avec ce disque, qui comptera à coup sûr parmi les meilleures productions françaises de 2013. Comme d’habitude, ils seront raillés, leur succès sera considéré comme immérité par des gens qui ne les auront pas écoutés plus d’une minute et qui les mettent dans même sac que la pire variétoche… Allez savoir pourquoi.