A la fois dans le grunge et en dehors, les Afghan Whigs ont toujours occupé une place ambivalente. Celle d’une bande tiraillée entre ses origines crades et son amour pour une musique sensuelle voire délicate. Une contradiction parfaitement incarnée par son leader, Greg Dulli, personnage hautement complexe dont le comportement oscille entre l’auto-apitoiement et l’égo surdimensionné. Un type faisait toute l’âme de ce groupe en vérité.
Voilà pour quelle raison on ne sait jamais sur quel pied danser lorsqu’on écoute leur musique. Il faut dire elle a mis énormément de temps à se trouver, que ce soit en termes de personnalité ou de qualité. Cependant, on peut affirmer que l’attente en valait la peine à l’écoute de ce Black Love. Car si leur précédent disque, Gentlemen, fut le premier où le quatuor saisissait ce qui les rendait à part, c’est bien avec leur cinquième album qu’ils étalent toute leur ambition. Cette démarche de concilier rock dur et soul mélancolique.
Un propos mis en évidence de manière évidente sur ce sensationnel doublé d’ouverture qu’est « Crime Scene Part One » / « My Enemy ». Le premier titre est aussi explicite que la pochette de ce disque : c’est la BO d’un polar noir. Son atmosphère sentant bon le tabac froid et les ruelles insalubres. Une ambiance où règne violence, trahison et sexe (car Dulli est obsédé par les femmes au cas où certains ne l’auraient pas encore compris). Puis vient le second titre. Un rock puissant et rageur remémorant pourquoi les Afghan Whigs furent rapprochés du grunge.
Si Black Love n’est pas une œuvre aux capacités mélodiques évidentes, elle séduit immédiatement par sa variété (la douloureuse ballade « Step Into the Light »), son groove (« Blame, Etc », « Going to Town ») mais surtout par sa volonté à bâtir des climats entre tragédie grecque et profonde introspection (ce magistral final qu’est « Faded »). Cela passe par l’emploi d’un nombre d’instruments plus important que d’habitude : claviers, orgue, piano, cordes, congas. Ce qui donne parfois des allures bien mégalomane à une sortie censée être du grunge (rien que la magnifique introduction de « Bulletproof » surprend). Sauf que c’est cet aspect cross-over qui la rend si originale. Une identité complétement dans la logique des dernières grandes œuvres d’une scène sur le point de mourir, mais dont l’objectif fut d’ouvrir de nouvelles portes avant de rendre son dernier souffle.
Une extravagance qu’on doit principalement à Greg Dulli. Il déploie au grand jour sa passion et sa connaissance de la soul. C’est-à-dire ce fragile équilibre entre l’art de la retenue et celui d’en faire trop. Mettre toutes ses tripes dans sa voix afin d’atteindre ce qu’il y a de plus grandiose en nous. Frôler le ridicule pour atteindre le magnifique. Une tâche extrêmement difficile car une interprétation proche de la rupture peut sombrer dans l’insupportable, tout comme une émotion contenue peut plonger dans l’ennui. Ce bon vieux Greg y parvient. Son chant est parfois disgracieux, mais il réussit à en faire une force grâce à une interprétation sur le fil du rasoir tout à fait convaincante. Qu’elle soit doucereuse puis noyée dans les guitares sèches et les violons (« Night by Candlelight » qui est néanmoins la piste la moins bonne) ou bien d’une colère noire (le percutant « Honky's Ladder »), ce chanteur drape ses tourments dans le luxe (ces arrangements dignes de la Motown) pour ne pas trop exposer ses blessures aux oreilles de tous. Un pari osé et sacrément gagnant.
Black Love représente donc la singularité d’un rock d’une grande sensibilité sans jamais se départir de son punch. Une synthèse compliquée à réaliser tant les exemples ratés dans l’histoire du rock furent légion (il suffit d’écouter quand certains hardos baissent les armes pour composer un slow, ça peut devenir affreux). Le grunge y est régulièrement parvenu, cet album étant une de ces plus éclatantes démonstrations.
Chronique consultable sur Forces Parallèles.