Opeth, épisode 5 : la cathédrale du mal, la marque monumentale.
2001. Opeth est en pleine gloire après la majestueux Still Life. Son line-up bien stable (Mika, Peter, et les deux Matin) fonctionne bien. Il est temps de frapper un nouveau grand coup, et cette fois, ce viser le monde entier, c'est-à-dire le public et les charts spécialisés américains.
Âkerfeldt rencontre ainsi Steven Wilson, leader de Porcupine Tree est génie influent de la scène prog mondiale - position qui ne cessera de se confirmer depuis - et les deux conviennent de collaborer pour le prochain album d'Opeth, qui sera ainsi le premier d'une longue série de disques sous les auspices du père Wilson. Pour autant, la touche du maître n'est sur ce disque pas aussi perceptible que sur les futurs Deliverance / Damnation ou encore que sur Storm Corrosion, son projet délirant avec Âkerfeldt il y a deux ans. Est-ce un bien ou un mal je ne le sais, l'important pour moi étant que Blackwater Park est un album profondément dans le style d'Opeth, c'est à dire sombre et violent, parcouru de plages acoustiques et méditatives. Et si à titre personnel je ne le considère pas comme leur oeuvre la plus aboutie, je reconnais avec l'ensemble des critiques que c'est un disque majeur du genre, et d'une certaine manière, un accomplissement.
Still Life marquait ce que j'appelle un réchauffement considérable du son, de plus en plus prog et de mieux en mieux mixé. Blackwater Park conserve les avancées techniques et le son est remarquablement ciselé et affûté (tant sur les parties électriques qu'acoustiques), mais le rendu est délibérément grisonnant, pluvieux, froid, hivernal. Bien sûr je pense que la pochette me conditionne un peu dans cette perception de la musique, toute en nuances de gris, montrant un paysage végétal désolé et menaçant, plutôt magnifique et qui me rappelle quelques toiles torturées de Friedrich. Mais tout de même, la saturation et l'intrication des guitares, le son profondément lancinant qui marque l'ensemble de l'album et les accrocs et dissonances sur "Bleak" me font penser que la musique elle-même est contaminée par cette grisaille et que c'est bien l'album qui marque un petit retour aux humeurs des débuts, forestières, humides et mornes, un peu déprimantes mais qui forcent le respect devant l'aspect titanesque du disque et sa formidable cohérence.
J'avoue que "Bleak" est un titre qui, même si j'en reconnais les grandes qualités, suscite moins mon adhésion qu'à l'accoutumée. En revanche, l'album recèle quelques titres qui font partie de mon panthéon personnel. L'ouverture déjà, ce magnifique "The Leper Affinity", incontournable des tournées qui ont suivi et au riff furieux et démesuré. Il y a une cruauté et une acuité inouïe dans cette chanson, dans l'arrivée progressive du son, sur une nappe d'orgue menaçante, dans la fureur qui se déchaîne soudain, dans les growls monstrueux et pourtant si intelligibles "We entered winter once again..." : le ton est donné, l'album sera glacial, violent, agressif. Mais également profondément progressif et heavy, comme en témoignent de nombreuses séquences formidablement mélodiques, où les deux Martin constellent de tout leur savoir-faire rythmique les soli de deux guitaristes. Parmi les autres pépites qui viennent immédiatement à l'esprit, "The Funeral Portrait" et son riff imparable, et dans une moindre mesure "The Drapery Falls" et "Dirge For November", deux morceaux plus poignants mais que malgré une écoute répétée et prolongée du disque depuis des années je serais bien en peine de fredonner. C'est pour moi le défaut de disque, très cohérent sur la durée mais peut-être moins réussi sur le plan du track by track.
Là, vous vous dites sans doute : "mais bordel il le fait exprès ou quoi ? Quid des deux chansons de dingues que ce disque contient ?" Et vous avez raison, mais je gardais le meilleur pour la fin. "Harvest" tout d'abord, splendide ballade folk aux accents automnaux, (Harvest signifiant récolte), le seul morceau au ressenti un peu plus chaleureux du disque. La voix caressante d'Âkerfeldt est magnifiquement posée sur des plages acoustiques délicieusement mélancoliques et méditatives, ce titre est une merveille donc je ne me lasse absolument pas et qui constitue non seulement une des meilleures chansons du disque, mais une des meilleures chansons du groupe tout court, et une de mes préférées dans le registre acoustique / chant clair. Et puis bien sûr, outre le joli mais bref instrumental acoustique "Patterns in the Ivy", il y a le monument.
La cathédrale du mal. Le titre final, éponyme. L'apothéose ténébreuse, la grande messe noire, la promenade malsaine dans des bois viciés et truffés de dangers. Le morceau le plus abouti d'Opeth, la grand-oeuvre fascinante du post-metal et du death progressif. "Blackwater Park". Black motherfucking Water Park. 12 minutes de génie ininterrompu, la quintessence absolue de l'identité musicale du groupe. L'hommage fou d'un génie scandinave à ses racines, à ses goûts artistiques et ses inspirations. Le texte est un poème d'une force inouïe, en témoignent ces derniers vers :
"Sick liaisons raised this monumental mark
The sun sets forever over Blackwater Park."
Une véritable cosmogonie, une plongée dans un monde étonnant et angoissant, peuplé de créatures inommables, qui emprunte son imaginaire chez les plus grandes figures littéraires et artistiques du genre : Friedrich et Böcklin pour la peinture, ces silhouettes squelettiques et torturées d'arbres maladifs et vénéneux; Poe, Lovecraft, Tolkien et tant d'autres pour la littérature, les mots noircis, mesurés et le vocabulaire soutenu du texte. Et puis un obscur groupe de prog allemand pour le nom en lui-même, petit clin d'oeil comme Âkerfeldt en est friand. Bref, "Blackwater Park" la chanson, c'est ce qui donne tout son sens et sa structure à l'album, c'est l'aboutissement prodigieux de cette succession d'atmosphères pluvieuses, tantôt menaçantes, tantôt fantomatiques, tantôt nostalgiques et qui convergent toutes dans les branchages inextricables et les environs marécageux du Parc aux Eaux-noires. La structure même du morceau est remarquablement rhétorique. Un son lancinant de guitare qui résonne comme un appel, l'appel de la forêt du mal, du Mirkwood suédois, et qui fait écho à l'orgue introductif de "The Leper Affinity", lèpre présente parmi les troncs, comme le rappelle le texte de la chanson :
"Lepers coiled neath the trees
Dying men in bewildered soliloquies."
Preuve de l'affinité de la cohérence des textes et des morceaux entre eux. Et puis, c'est après une longue intro, quelques premiers vers et un majestueux intermède instrumental et ambiant, comme une traversée des eaux troubles et poisseuses du parc, que nous débouchons sur ces quelques mots envenimés. Le voyage se fait dangereux, terriblement malsain, la musique construit méthodiquement un énorme crescendo de violence et d'intensité, qui se décharge en un climax fulgurant, une éjaculation noirâtre de sève et de boue, un riff totalement furibard bientôt suivi d'un solo, jusqu'à l'explosion finale et l'avènement atroce des mots ultimes, qui tels un épitaphe cynique ou une éprouvante oraison couronnent la sortie - ou plutôt la fuite - de cet endroit maléfique, vers un relatif retour au calme et à l'acoustique, qui emporte comme une feuille morte les derniers relents de mort et de terreur au loin dans une sourdine magistrale.
Vers une certaine sérénité, temporaire. Le silence. Nécessaire pour apprécier à sa juste valeur l'onde de choc qui vient de nous parcourir et qui nous laisse abasourdis après de telles émotions.
"Blackwater Park" en tant qu'album n'est pas mon préféré de Opeth, car avec le temps je ne parviens toujours pas à en saisir les moindres détails et à me prendre d'affection pour l'ensemble de ses parties, mais la chanson titre est un indétrônable monument (c'est le mot) dans la discographie de la formation.
Après ce succès critique et public hautement mérité, le groupe poursuivra son travail avec Wilson pour un diptyque ambitieux quoi que légèrement déséquilibré, Deliverance / Damnation, qui marquera tout à la fois l'apogée du groupe dans la violence musicale et son basculement brutal dans un prog chaleureux beaucoup plus marqué et accessible. Pour le meilleur mais jamais pour le pire.