Blemish
7.2
Blemish

Album de David Sylvian (2003)

En décembre 2012, peu avant les fêtes, Scott Walker nous a sorti en guise de cadeau son dernier disque. Mais le paquet était piégé… Six ans après The Drift, Walker nous refait le coup de l’artiste impénétrable aux expérimentations hermétiques. Après quelques douloureuses écoutes le verdict est sans appel : c’est inaudible. Cette fois-ci Walker nous a perdu en route. Mais l’expérimentation rime-t-elle pour autant systématiquement avec abscons ? Pas du tout, David Sylvian l’a prouvé dix ans auparavant avec son envoûtant Blemish. Ce dernier, sommet d’une discographie exemplaire, est une leçon de recherche sonore tout en retenue.

Scott Walker et David Sylvian ont beaucoup en commun. Tous deux sont issus de groupes à succès, le boys-band (au sens littéral du terme) sixties des Walker Brothers pour Scott et Japan, groupe glam/synth-pop de la charnière seventies / eighties, pour David Sylvian. Tous deux mènent depuis une carrière solo en marge de leurs contemporains. Walker a publié une série de quatre très beaux albums éponymes inspirés par le souffle épique de son idole Jacques Brel avant d’effectuer une véritable traversée du désert ponctuée d’un album country assez embarrassant. S’ensuivront des albums de plus en plus rares — un tout les dix ans environ — et obscurs, ayant le mérite de ne ressembler à rien de connu et de construire autour de Walker un mythe de prophète inaccessible aux lunettes noires, isolé dans sa tour d’ivoire. Sylvian, quant à lui, a rodé son expérience de musicien-compositeur au fil de nombreuses collaborations avec des grands noms de la recherche sonore (Ryuichi Sakamoto, Robert Fripp, Holger Czukay de Can…). Tous deux, enfin, sont caractérisés par une voix reconnaissable entre mille ; précieuse et opératique pour Walker, grave et fragile pour Sylvian.

Les ressemblances s’arrêtent là. Car chacune de ces deux fortes personnalités représente une vision différente de l’expérimentation mise en musique. Dans le cas de Scott Walker, sur Bish Bosch, on peine à saisir le but de la recherche sonore. Une vidéo relatant une partie de l’enregistrement de l’album laisse entrevoir certaines « trouvailles » percussives de Walker pour ses échantillons de son ; telles que le punching de jambon, des sabres qui s’entrechoquent, j’en passe… La démonstration est édifiante ; la réputation du vieux crooner lui permet de s’autoriser n’importe quelle fantaisie si absurde soit-elle ; la critique n’en sera pas moins élogieuse ! On touche là à un point important dans l’appréhension de Bish Bosch ; le disque semble n’être rien d’autre pour Walker qu’un prétexte à s’amuser. On ne saurait reprocher à l’artiste de trouver plaisir à composer des collages incohérents composés essentiellement de vocalises aux textes scatophiles, de riffs de guitare isolés et des percussions évoquées plus haut, entrecoupés de passages totalement hors-sujets telles des maracas qui, sans prévenir, entament un rythme de bossa nova. En revanche, on est en droit de faire la moue lorsque l’auditeur devient le dindon de la farce. On peut légitimement critiquer la campagne de pub de Walker qui essaie de nous vendre sous couvert d’exigence sonore ce qui ressemble bien plus à une grosse blague bien grasse, ou du moins un délire de studio qui n‘amusera que ceux qui en sont responsables. Pour ne rien gâcher, l’album est interminable, et l’on a la frustrante impression de s’accrocher en vain pendant 73 minutes ; Bish Bosch est difficile d’accès, mais rien ne semble se cacher derrière pour récompenser l’auditeur patient. Lui qui quelques années auparavant parvenait à nous faire trembler, nous traîner aux confins de la raison avec des morceaux tels que « The Cockfighter » nous laisse désormais sans voix, mais pour des raisons peu glorieuses.

Pour redorer le blason de l’expérimentation et lui enlever la connotation élitiste qui lui colle aux basques, il est bon d’évoquer l’essai Blemish de David Sylvian paru presque dix ans avant Bish Bosch. Parce que Blemish avait pavé la voie d’une forme d’expérimentation plus sereine et, à en juger par le résultat, préférable. Sur la moitié du disque, Sylvian est seul avec sa guitare, ses bidouillages électroniques sa voix profonde. Le reste du temps, il fait appel au guitariste d’avant-garde Derek Bailey et au défricheur electronica Christian Fennesz. La dynamique est tout autre ici. Stricto sensu, la plupart des huit morceaux de l’album sont composés d’échos de guitares, de drones et du chant fatigué de Sylvian. Peu de mélodies en somme ; comme sur Bish Bosch. Et pourtant… Pourtant l’ensemble est ensorcelant. Pourtant, le disque prend son sens et grandit à mesure des écoutes. Pourtant, la sérénité que dégage Blemish devient vite indispensable. C’est probablement dans la sobriété et dans la démarche minimaliste de l’artiste que l’on trouvera la cause de cette addiction. David Sylvian ménage beaucoup d’espace dans sa production. Il a compris, comme beaucoup d’artistes ambient, que le meilleur moyen de donner du sens à un son est de le confronter au silence. Et du silence de Blemish, c’est la voix de Sylvian qui surgit. Ces lignes de chant répétitives et monotones qui sembleraient bien fades si elles se voyaient accompagnées d’une orchestration plus fournie mais qui, dans cet habillage simple dévoilent leur beauté tranquille.

Sylvian aura donc réussi le pari de l’expérimentation minimaliste en parvenant à révéler avec sa production sobre la valeur des petites choses là où Scott Walker se perd, presque dix ans plus tard, dans le grand guignol absurde. Comme quoi la plus grande ambition peut se retrouver dans la musique la plus nue.

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le 25 sept. 2013

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T. Wazoo

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