En 75, Jeff Beck sort son 2e album solo et c’est une vraie déflagration aujourd’hui encore, il frappe fort mais pas franchement là où on l’attendait. Le moment n’est pas à la plaisanterie pour lui, le supergroupe Beck, Bogert & Appice (BBA) s’est achevé violemment l’année précédente sans que le trio ait réussi à enregistrer un 2nd album. Le Sieur Beck, génie de la guitare, n’était pas forcément la personne la plus facile avec qui travailler…A la recherche d’un 2nd guitariste après le départ de Mick Taylor, les Stones font passer des auditions à de nombreux guitaristes, dont Beck. Ce dernier passe une journée à jouer des blues avec eux avant de finir par s’apercevoir…que ça ne peut pas fonctionner (trop d’egos surdimensionnés ensemble sans doute !!!). Pas de regrets à avoir, la marmite aurait vite fini par exploser si Beck avait été recruté. Il est donc temps de se lancer dans la conception de ce 2e album et il va prendre tout le monde à contrepied. Beck en a assez du blues rock, lui qui dès la fin des années 60, avait même ouvert la voie au hard rock avec le Jeff Beck Group. Non, lui ne veut se fixer aucune limite, il veut explorer tous les styles, jazz y compris. Ca tombe bien car le jazz rock est alors en plein essor, ou jazz fusion, peu importe les étiquettes : des groupes comme le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin, Return to forever de Chick Corea ou Weather Report de Joe Zawinul, étaient de plus en plus connus avec leur mélange de jazz-rock-pop-funk-world et on pourrait continuer la liste des styles longtemps. Voilà ce qui intéresse Jeff Beck à ce moment-là et tant pis pour ceux et celles qui pensaient qu’il allait continuer à creuser la veine heavy rock développé aussi avec BBA, Beck n’a jamais fait que ce qu’il voulait et les considérations commerciales n’ont jamais été sa priorité (sinon, il aurait accepté le poste chez les Stones !!!).
C’est justement l’album « Apocalypse » du Mahavishnu Orchestra paru en 74 qui lui donne l’idée de faire appel à celui qui l’a produit, George Martin lui-même, rien que ça ! Il entoure Beck de musiciens peu connus venus surtout du jazz : Max Middleton aux claviers (magnifique solo sur « Diamond Dust »), Phil Chen à la basse et Richard Bailey à la batterie. Il n’y a pas de chanteur dans le groupe ? Aucune importance ! C’est la guitare de Beck qui va le remplacer de façon magistrale, il réussit littéralement à faire chanter son instrument ! Un invité surprise est aussi convié, un pote de Beck, Stevie Wonder, qui a donné à Beck ses chansons « Cause We 've Ended as Lovers » et « Thelonius », Wonder jouant du clavinet sur cette dernière sans être crédité. La première chanson apparaît sur l'album » Stevie Wonder Presents: Syreeta » de 1974 de Wonder, réalisé avec sa femme de l'époque dont il était en train de se séparer, Syreeta Wright , tandis que Wonder n'a jamais enregistré « Thelonius » lui-même, un jazz rock hyper funky, un délice. Faut-il rappeler qu’entre les 2 musiciens, c’est une histoire déjà longue puisqu’en 72, c’est Beck qui a été à l’origine du break de batterie de « Superstition » ? Stevie lui avait demandé de continuer à jouer le rythme pendant qu’il improvisait dessus ! Et pour le remercier, Stevie lui a laissé enregistrer le morceau en 1er, de la manière qu’il le souhaitait. « Cause we’ve ended as lovers » est un pur chef d’œuvre, la chanson est dédiée au grand guitariste peu connu Roy Buchanan avec un clin d’œil à Stevie dans le livret. Un instrumental déchirant où il n’y a aucunement besoin de paroles pour comprendre et ressentir l’émotion d’une histoire d’amour qui s’achève. Une véritable chanson pleine de tristesse mais jamais déprimante qui donne des frissons à chaque fois. Ecoutez la version que Beck en a donné lors de ses concerts au Ronnie Scott’s de Londres de 2007 avec un solo somptueux de sa bassiste de l’époque, Tal Wilkenfeld, ovationnée par la salle et un Jeff Beck ébloui par ce qu’il entend, applaudissant lui-même la musicienne. Martin construit des arrangements de cordes superbes, délicats, sans jamais en faire trop, par exemple sur « Diamond Dust » (composition de Bernie Holland) dans lesquels les musiciens peuvent se fondre sans problème. Un clin d’œil aux Beatles est glissé à travers la reprise de « She’s a woman » même si c’est sa version d’anthologie de « A day in the life » que Beck a interprété jusqu’à la fin sur scène (la dernière tournée en 2022 avec Johnny Depp, quel beau souvenir).
Quant à la guitare, elle est bien sûr monstrueuse, il est évident que des tonnes d’apprentis guitaristes se sont échinés sur ses solos et ça n’est pas fini !!! Même si on n’est pas musicien, il suffit de se laisser porter, 50 ans après sa sortie, l’émotion est toujours intacte, le son puissant et les morceaux fabuleux : « Scatterbrain », « Freeway jam » et bien sûr l’incontournable « Cause we’ve ended as lovers » sont restés jusqu’à la fin dans ses setlists. Un de ses chefs d’œuvre et un des meilleurs albums des années 70, toutes catégories confondues car après tout, on se fiche bien de savoir si c’est du jazz, du rock, du funk, du blues…C’est tout ça à la fois et c’est de la musique immense, celle qui touche instantanément et rien que pour ça, on ne remerciera jamais assez Jeff Beck.