Ouverture spectaculaire sur "West Side Story", la découverte de la voix incroyable de Tom Waits, à la fois terriblement maniérée, théâtrale et pourtant brute. On est en 1978, et au milieu de la déflagration punk, voilà que l'on écoute des cordes dégoulinantes de comédie musicale, du jazz soyeux et élégant, et du blues rugueux et sale. Pourtant, on sent bien que ce monde, ces beautiful losers que Waits met en scène sur son "Blue Valentine", son premier grand disque, ne sont qu'une version merveilleusement cinématographique de la même déchéance - sex and drugs - que chante notre cher Johnny Thunders.
"Santa Claus is drunk in the ski room, and it's Xmas in the sad cafe" (Red Shoes by the Drugstore) : oui, ce soir on sort, on a enfilé nos chaussures rouges malgré le froid et la pluie, et on se rend bien compte dans ce fracas abstrait qu'est le bruit de la ville que tout le monde ne s'en sortira pas forcément. On espère pourtant passer encore ce soir à travers les gouttes, à travers les balles.
"I think i'm happy for the first time since my accident, and I wish I had all the money that we used to spend on dope" (Christmas card from a hooker in Minneapolis) : comment peut-on avoir la nostalgie d'une vie qu'on n'a pas vécue, rêver à un bonheur qu'on n'a jamais connu ? Ça doit être ce putain de piano jazz, le même toujours, depuis la nuit des temps. Play It Again, Sam !
"He'll die without a wimper, like every hero's dream, just an angel with a bullet and Cagney on the screen" (Romeo is bleeding) : la mort idéale, ou au moins pas la pire pour un membre de gang latino qui a pris une balle dans le ventre, en saignant lentement dans une salle de cinéma déserte, alors que sur l'écran, Cagney fait exploser le monde : "White Heat", mais plutôt black light, cuivres jazzy et mythologie noire exigent.
"The cops here always get there too late, they always stop for coffee on the way to the scene of the crime" ($29.00) : notre vie n'a pas de valeur, qui se préoccupe de nous ? On peut crever pour pas grand chose, dans les rues froides de Chicago... ou bien avoir de la chance, pour une fois. Et survivre. Un coup de bol, mais peut-être pas franchement de quoi se réjouir. Le piano swingue comme si on était encore en 1940. Parce que rien ne change vraiment quand on est né avec la mauvaise couleur de peau, avec le mauvais sexe, du mauvais côté de la ville.
"We'll do 100 mph, spending someone else's dough, and we'll drive all the way to Reno on the wrong side of the road" (Wrong Side of the Road) : début de la seconde face, la meilleure, une merveille absolue en fait. Le jazz devient blues. La mythologie est celle qui perdure encore en ce début de la fin du vingtième siècle, les armes à la main, les amants adolescents disparaissent dans la nuit, tous feux éteints, laissant derrière eux un sillage de coeurs brisés. A fond la caisse et du mauvais côté de la route.
"I'm a meanmutherfucker, papa one eyed jack" (Whistling past the graveyard) : le rythme s'accélère, une certaine jubilation naît, le rock'n'roll est exactement ça, une sombre et gratuite provocation face à tous ces bien-pensants : "I never told the truth so that I can never tell a lie". Tom Waits a ici une classe folle, il est déjà ce personnage de cinéma que Coppola et Jarmusch matérialiseront plus tard.
"Put a church key in your pocket, we'll hop that freight train and we'll slide down the drain all the way to New Orleans in the fall" (Kentucky Avenue). Cette chanson qui serre le coeur est celle que Springsteen n'a pas su écrire pour faire le pendant à son "Thunder Road" dans "Born to Run". La voix de Waits enfle, enfle, touche le ciel si noir. C'est le premier chef d'oeuvre absolu composé par Tom Waits, qui à lui seul, justifie "Blue Valentine". Springsteen, s'il n'était pas aussi généreux, aurait pu ne jamais s'en remettre.
"Now it's raining, it's pouring, and Hollywood's just fine" (A sweet bullet from a pretty blue gun) : retour à la mythologie américaine des bad boys, retour au swing, aux cuivres jazzy pour un dernier long métrage qui se terminera inévitablement mal. Pas de happy end, pas de bol, mais au moins le bon calibre pour mettre fin à ces jolis rêves tous bleus. Efficace, en fait !
"It takes a lot of whiskey to make these nightmares go away" (Blue Valentines) : après la tempête, le calme. Les regrets, les remords. L'amour perdu, les trahisons impardonnables, la vie ratée, les rêves oubliés. Comme dans "Il était une fois en Amérique", il ne reste devant soi que la perspective d'une vie à se coucher tôt. La guitare électrique, solitaire, règne enfin, mais la tristesse est sa compagne, infinie. Second chef-d'oeuvre absolu de cet album qui n'en demandait pas tant.
On est en 1978, et quelque chose vient de changer. Le monde est plus sombre, mais quelque part, cette obscurité est la nôtre. Elle nous engloutira peut-être, mais elle nous protégera aussi, sûrement.
La suite est une autre histoire.
[ Critique écrite en 2019]