Divagations éclectiques entre profondeur et légèreté

Suite au succès de “Mrs Robinson” et du film The Graduate dont ils ont composé la bande originale, Simon & Garfunkel deviennent le duo musical le plus célèbre du monde. Oh, certes, en termes d’accomplissement artistique, il n’a pas fallu attendre le quatrième album : leur premier était déjà un bijou.


En mars 1969, un an après la sortie de Bookends, ils sortent en single l’un des plus beaux morceaux de tous les temps : « The Boxer ». Il n’y a pas de mots pour décrire la force de cette mélodie, magnifiquement soutenue par une guitare gracile et par des percussions légères, avec un solo de flûte de pan lorsqu’un besoin de relaxation se fait sentir. Les paroles sont elles aussi d’une poésie poignante. Dans la plus pure tradition folk, Simon & Garfunkel racontent les espoirs et les désillusions d’un nouvel arrivant à New York City. Brillante fêlure du rêve américain dans la continuité de chansons antérieures du duo. Là où « America » le questionnait, « The Boxer » l’enterre définitivement.


En janvier 1970, tout juste une semaine avant la sortie de leur cinquième album, ils sortent en tant que deuxième single une autre pièce magnifique : l’éponyme « Bridge Over Troubled Water ». S’inspirant de la musique gospel, cette chanson écrite par Paul Simon – comme la quasi-totalité du répertoire du duo – a la particularité d’être chantée par Art Garfunkel seul. Paul Simon ne fait que jouer du piano. Signe de réconciliation lors d’une période où les tensions entre les deux amis d’enfance s’accumulent ? Le choix est peut-être plus pragmatiquement esthétique : Paul Simon a toujours été complexé par sa voix, qui n’a certes pas la grâce de celle de son partenaire, et il a fallu qu’Art Garfunkel insiste pour qu’il ajoute un dernier couplet au morceau et chante en chœur dessus.


L’album qui s’ensuit est assez hétéroclite. Le groupe a depuis longtemps eu le goût des mélanges – Parsley, Sage, Rosemary and Thyme contenait déjà 5 ou 6 genres différents, bien qu’il n’y paraisse pas – mais jusque-là, c’était plus discret. Les empreints à d’autres genres ne changeaient rien à l’impression de rester dans le terrain familier de la folk music, qu’il s’agisse de folk acoustique comme sur le premier album ou de folk-rock comme sur une bonne partie des trois suivants. Avec Bridge Over Troubled Water, les frontières sont davantage brouillées. C’est peut-être ce qui le dessert un peu : c’est moins pur et ça sent un peu la fin. Ce n’est pas l’essoufflement qui est à craindre, mais plutôt l’éparpillement, le fait de ne plus savoir dans quelle direction artistique donner de la tête – enfin, c’est certes facile de dire cela quand on connaît la suite de l’histoire.


Bridge Over Troubled Water penche notamment du côté des musiques dites « du monde ». Et ce, sans appropriation culturelle, étant donné qu’il s’agit d’une réorientation stylistique profonde (anticipant la carrière de Paul Simon en solo) et que le duo traite ses inspirations avec le respect qui leur est dû. Ainsi, « El Condor Pasa (If I Could) » est une reprise d’une chanson du groupe de folk andin Los Incas qui reprend elle-même une chanson péruvienne composée en 1913 par Daniel Alomía Robles pour une pièce de zarzuela (théâtre lyrique). Paul Simon, qui a rencontré Los Incas lors d’un concert commun à Paris, est devenu pote et collaborateur avec eux et leur a demandé la permission pour réutiliser la chanson. Seule la musique, portée par une flûte de pan magique, est reprise : les paroles faisant un usage devenu culte du conditionnel sont de Paul Simon. Ce n’est certes pas du Baudelaire, mais elles n’en demeurent pas moins porteuses d’une velléité d’élévation universelle.


Un autre morceau qui s’inspire de musiques latino-américaines est « So Long, Franck Lloyd Wright ». En effet, elle inclut des congas (percussions cubaines) et la guitare acoustique joue dans un style de bossa nova, une variation de la traditionnelle samba développée à partir de la fin des années 1950 au Brésil. Les rythmes syncopés sont typiques de ce genre musical, ce qui explique la singularité de cette chanson tranquille et réflexive. Comme son titre l’indique, elle rend hommage à l’architecte Franck Lloyd Wright (1867-1959), connu notamment pour ses Prairie Houses s’inspirant du monde vivant. Un rapprochement a parfois été suggéré entre le style de l’architecte et celui de cette chanson.


Le cinquième album de Simon & Garfunkel flirte également sans complexes avec la pop. C’était prévisible après « Mrs Robinson », mais celle-ci restait dans un registre folk-rock, tandis que « Cecilia », avec son refrain entêtant, se place davantage dans la catégorie des chansons légères à potentiel commercial. Dans une veine similaire, « Keep the Customer Satisfied » raconte le caractère épuisant des tournées quand on est une star (pauvres chous…) et son final de cuivres en apothéose est une belle surprise. Tout aussi légère, « Baby Driver » fait partie des quelques chansons humoristiques du duo (eh oui, il y en a !). Les bruitages et le style vocal font que cela peut passer pour une parodie des Beach Boys.


Le groupe se laisse également aller à une tentation quelque peu régressive (comme les Beatles avec Let It Be qui fut aussi leur dernier album, tiens…) en reprenant « Bye Bye Love », un hit rockabilly des Everly Brothers qui furent jadis le modèle de Simon & Garfunkel (ils les ont bien surpassés !). Sympathique, mignon, mais le choix d’opter pour version live qui prend de la place fait que cela jure un peu dans la deuxième moitié de l’album et participe de son manque de cohérence. De même, le côté reggae de « Why Don’t You Write Me » apporte une fraîcheur pas désagréable, mais la mélodie fait partie des moins inspirées du duo et tire in fine la qualité de l'album vers le bas. Ce morceau est sauvé par sa section de cuivres qui masque la pauvreté relative de la composition tout en participant d’un certaine couleur cuivrée du disque, étant donné que ces instruments reviennent sur plusieurs titres.


Au final, les meilleurs titres sont ceux qui restent les plus authentiquement folk. En plus de « Bridge Over Troubled Water », « El Condor Pasa » et « The Boxer », les moins connues « The Only Living Boy in New York » et « Song for the Asking » sont elles aussi des perles. Ecrite par Paul Simon pendant que Art Garfunkel était parti jouer dans un film à Mexico, « The Only Living Boy in New York » condense la plupart des thèmes chers au songwriter : le voyage, la solitude, l’Amérique, la nostalgie, la ville, l’incertitude… « Song for the Asking », quant à elle, contient l’une des plus belles complémentarités mélodiques du duo en termes de chant et de la guitare acoustique. Cette chanson dépouillée est également une magnifique conclusion pour l’ensemble de la carrière de ces folkeux : « Ask me and I will play / All the love that I hold inside ».


Hélas, comme beaucoup de groupes géniaux, Simon & Garfunkel n’a pas échappé aux tensions et mésententes qui devront le conduire à la rupture juste après la sortie de l’album. Et ce, pour des motifs qui aujourd’hui, peuvent paraître dérisoires… La rupture d’un groupe est souvent multifactorielle, mais ce qu’on sait, c’est que la façon soi-disant lente de fonctionner de Paul en studio a poussé Art à se croire autorisé d’aller tourner dans ce film qu’on lui proposait (Catch-22 de Mike Nichols, qui est également le réalisateur de The Graduate), dans lequel Paul devait initialement aussi tourner avant que le scénariste n’efface son rôle. Or, le tournage du film a pris plus de temps que prévu et cela n’a pas trop plu à Paul qui pendant ce temps a dû faire le taf tout seul.


Résultat, ceux que l’on crut autrefois inséparables comme des enfants de chœur ne se parlèrent plus pendant des années. Dans les cinq décennies qui suivirent, ils poursuivirent leur carrière musicale chacun de leur côté, avec de très belles créations de part et d’autre, qui toutefois, ne parvinrent jamais au niveau de leur production commune. Ils se réunirent aussi épisodiquement, notamment en 1981 pour un concert à Central Park immortalisé sur un album live, et en 2003 pour une grande tournée aux Etats-Unis. A ce jour, il semble que toute future collaboration soit exclue. Bientôt âgés de 80 ans, les deux compères vont-ils unir leurs voix une dernière fois avant qu’il ne soit fatalement trop tard ?

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le 5 déc. 2020

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