On va proférer une telle évidence qu’elle en devient presque insultante, mais, d’aussi bonne qualité que soit la musique d’obédience Rock actuelle – et nous ne manquons pas d’excellents groupes ni d’excellents albums (pensons simplement à l’émergence d’un groupe aussi impressionnant que Fontaines DC…), nous vivons au mieux dans une époque de continuité par rapport à des concepts musicaux créés il y a des décennies de cela, et au pire dans de recyclage. Mais, au milieu de ce constat, apparaissent de plus en plus des tentatives véritablement stimulantes d’aller… AILLEURS, de créer de nouvelles formes musicales. Après les efforts remarquables de Black Midi, de Crack Cloud, ou plus récemment de Black Country New Road (et nous devrions aussi mentionner nos chéris nationaux de The Psychotic Monks), voilà enfin, après plusieurs singles qui ont fait parler d’eux au cours des mois passés, le premier album de Squid, un groupe que l’on peut sans fausse pudeur qualifier de cérébral, intellectuel, un groupe qui fait de la musique… DIFFICILE. C’est-à-dire l’exact opposé de ce qu’est en 2021 99% de la musique « populaire ». Qui plus est, "Bright Green Field" a été annoncé par les grosses têtes de Brighton comme volontairement différent, MOINS ABORDABLE que ce que le groupe a produit auparavant.
Diable ! Voilà de quoi être inquiet ! Et si ces mecs n’étaient rien d’autre que de petits prétentieux comme les classes moyennes et « supérieures » britanniques en produisent régulièrement ? Car, il est clair que la musique de Squid est avant tout conceptuelle : la bande à Oliver Judge – chanteur ET BATTEUR du groupe - prétend utiliser un tableau blanc pour créer leurs morceaux en essayant de leur conférer un aspect avant tout visuel ! Le propos de Squid est littéralement d’offrir une description abstraite de notre monde, régulièrement inspirée par des œuvres d’art (romans, films). Les matériaux à partir desquels ils travaillent sont des éléments épars de jazz – largement free -, de krautrock, de punk rock, le tout processé avec une forte tendance à l’absurde, au sens kafkaien du terme autant que montypythonesque !
Ainsi, à propos de "GSK" – oui, on parle bien de GlaxoSmithKline, le géant de la pharmacie – et son ambiance quasi-indus, Oliver Judge a expliqué qu’il souhaitait revenir sur le thème du livre de J. G. Ballard, "l’ïle de Béton", pour « explorer la nature dystopique » de la Grande-Bretagne de l’après Brexit : « On Concrete Island, I wave at the businessmen / On Concrete Island, well, I hope my dinner is warm / On Concrete Island, I wave at the businessmen / On Concrete Island, well, I've been here for too long » (Sur l’île de béton, je salue les hommes d'affaires / Sur l’île de béton, eh bien, j'espère que mon dîner est chaud / Sur l’île de béton, je salue les hommes d'affaires / Sur l’île de béton, eh bien, je suis ici depuis trop longtemps)
A la première écoute – et on sait qu’on changera d’avis de nombreuses fois au cours des mois qui viennent -, le morceau le plus impressionnant de "Bright Green Field" est "Narrator", qui se permet au fil de ses huit minutes de déployer une rage que l’on estime en général réservée aux prestations live. Pourtant, cet assemblage très « free jazz » de sons électroniques et de guitares furieuses n’est pas – tout au moins au premier degré – un appel à la révolte, mais est inspirée du film de Bi Gan, "Un Grand Voyage vers la Nuit" : il retranscrit la lutte d’une femme – « interprétée » par la chanteuse Martha Skye Murphy - pour accéder au « pouvoir de la narration », et ainsi échapper à l’emprise d’un univers façonné au masculin. « Mold beauty out of clay / Write words for me to say / The mud is deep / It floored me » (Modèle la beauté avec de l'argile / Écris des mots que je dirai / La boue est profonde / Elle m'a clouée au sol). Et le tout se clôt sur des cris stridents qui évoquent autant la souffrance féminine qu’un étrange solo d’instrument à vent jazzy.
On retrouve d’ailleurs une construction assez comparable à "Narrator" avec les huit minutes finales de "Pamphlets", un morceau intense et hypnotique avec lequel Squid termine habituellement ses concerts. « Legs still but the herd is in motion » (Les jambes ne bougent pas mais le troupeau est en mouvement).
"Boy Racers" a été écrit en deux phases, d’abord avant le premier confinement, et ensuite pendant celui-ci, donc « à distance ». La chanson explore la dualité entre un format pop presque traditionnel – quelque part, on peut avoir envie de retrouver ici des échos des premiers morceaux de XTC et de la conception épileptique de la musique d’un Andy Partridge - et le sens de l’expérimentation qui caractérise Squid, avec une dernière partie en forme de « solo » menaçant de synthé qui clôt le morceau dans un désarroi magnifique.
Paddling, présenté par le groupe comme un morceau particulièrement important, se développe lui aussi à partir d’une base pop, assez catchy, pour ne pas dire assez entraînante, mais opère progressivement une sorte de basculement vers le malaise (« There are people, there are people inside / And they're changing in shape and in size / Where you going? Don't wanna go there... » - Il y a des gens, il y a des gens à l'intérieur / Et ils changent de forme et de taille / Où vas-tu ? Je ne veux pas y aller…). Inspiré par le classique de la littérature britannique pour enfants "le Vent dans les Saules" et par son personnage principal Mole, il évoque la nécessité de trouver la joie dans des choses simples au milieu d’un monde de plus en plus consumériste. "Paddling" peut évoquer le travail de David Byrne et des Talking Heads sur "Remain In Light", entre vocaux parlés noués par l’angoisse et tressautement électroniques accélérés. "Paddling" est magistral, et s’avère sans doute le morceau le plus accessible d’un album qui demande généralement un peu d’efforts pour se laisser dompter.
Chaque chanson de "Bright Green Field" nécessiterait un commentaire particulier, mais on se dit aussi que notre perspective changera forcément au fil des écoutes : en nous familiarisant lentement avec ces musiques a priori pas très accueillantes, mais immédiatement frappantes par leur ampleur et leur… splendeur, nous sentons que nous pénétrons dans un univers musical paradoxal, imprévisible et changeant : à la fois fluide et insaisissable, et incarnant pourtant une juste colère contre le monde invivable qui est le nôtre et que nous avons créé.
Pour le moment, "Bright Green Field" est bien placé pour devenir « l’album de l’année ». Mais le second Black Midi va bientôt paraître : rien n’est joué.
[Critique écrite en 2021]