Le Memorial Auditorium de Buffalo, sis au nord-ouest de New-York, a été le théâtre ce jour-là d'une jolie comédie. Armé d'une bande loin d'être des manches, Frank Zappa dégaine l'artillerie lourde et propose sur quelques deux heures vingt de concert une comédie rock incandescente, véritable foutoir pour les oreilles où tout le monde se fourvoie dans un spectacle aussi passionnant que parfois totalement raté. Le groupe, sur un enregistrement sorti officiellement, n'a jamais été autant au bord du gouffre, celui de la démesure, que dans les plus hautes cimes de la créativité. Sensation ressentie dès Chunga's Revenge, morceau tendu coutumier des ouvertures de la tournée 1980, qui ouvre le bal d'une belle manière et où les inspirations libres de Zappa annoncent la couleur.
Il faut dire que rétrospectivement le répertoire de Zappa et sa formation du moment ne surprendront pas les aficionados. En terres européennes où les échanges avec le public sont peu nombreux, ici Zappa bavarde, éructe quelques saloperies, New-York n'est pas si loin que ça et il est en terrain conquis, règne en maître sur la sphère rock alternative sans équivalent parce qu'aucun équivalent n'existe. Ce n'est même pas la question de savoir si il y a meilleur que lui ou non, il n'y a simplement aucun artiste de scène identique. Il n'y a aucun artiste enchaînant avec un tel panache les morceaux tandis que le backing band, par moment sidérant de spontanéité incontrôlable (Cosmik Debris totalement débridé) répond au doigt et à l'œil à la baguette du maître, que l'on devine agitée par un maigrichon les cheveux en pétard, vêtu d'un falsard et d'un t-shirt rose bien ringards. On oublie un peu trop vite que l'arrangeur, chef d'orchestre et band leader à la moustache iconique qu'il est a sorti en moins d'un an deux opus magnums que sont Joe's Garage et "Shake Your Booty".
Le spectacle est en tout cas sportif, il n'y a qu'à écouter Keep It Greasy pour perdre une centaine de calories. Totalement comedy rock sur Buffalo Drowning Witch et son monologue parlé chanté comme un Sinatra qui aurait vidé deux bouteilles de Macallan 30 ans d'âge. Pourtant, bien que le groupe n'était pas autorisé à prendre des substances avant de jouer sur scène, Honey Don't You Want A Man Like Me est une sorte de piste de cirque où se jouerait un numéro totalement raté et où le trapéziste manquerait de se rattraper. Oui, même le plus intransigeant des musiciens pouvait aussi être à côté, du genre à oublier à plusieurs reprises les paroles. Mais rien n'y fait, le groupe réagit tellement bien qu'on pourrait croire que la blague était sciemment préparée. Juste comme ça, pour faire les cons, car l'ambiance y était, Zappa ayant l'habitude de répondre à l'énergie du soir par son énergie à lui. Et de ponctuer certains morceaux, comme Pick Me I'm Clean, par des soli tellement heavy que le boucan provoqué par l'écoute dans la pièce pourrait être un point à lui tout seul lors d'une assemblée générale des co-propriétaires de l'immeuble.
Le spectacle est par moment tellement tordu que la musique s'étire parfois jusqu'à l'infini, l'improbable. Comme ce solo baveux démoniaque sur le pourtant médiocre Easy Meat qui lui donnerait presque des airs de grands morceaux; à condition d'aimer les synthés très 80s', les bandanas et les shorts de tennis ras le zizi. L'introduction de The Torture Never Stops avec la foule en délire et le "thank you" de Zappa reste toujours un grand moment d'euphorie collective avant que le public ne se rende compte que le titre va s'étirer aussi longtemps que Billy The Mountain, lorgner du côté du jazz ivre, du heavy pur et dur. On ne parlera pas des prouesses mécaniques où les moteurs tournent à plein régime, Steve Vai faisant tellement n'importe quoi avec sa guitare qu'on croirait qu'il joue au flipper, tandis que Zappa lui répond deux octaves en dessous avec le sérieux d'un grand patron. Tout le concert est dans cet esprit, celui de la fête, de la démesure, de la déconnade orchestrale, de l'entente mutuelle, fonçant avec panache dans le tas quitte à y perdre des plumes. Tout le monde est aligné sur la même ligne face au public de Buffalo conquis (et sûrement éreinté). Les soldats du soir, armés de baïonnettes bruyantes et prêts à en découdre, se dirigent vers un climax portant le doux nom d'Andy, survolté et savoureux. Et il reste une palanquée de morceaux en rappel. Même si on lui préfèrera le Zappa des seventies, où la guitare avait ce petit quelque chose de virtuose et de funky, où l'on pouvait sentir encore le bois et le fer travaillés à la main dans un petit atelier de musiciens loin des conventions habituelles, force est de constater que le plaisir de l'outrance a parfois du bon. "Tout est bon quand il est excessif" disait Sade...