Nous philosophions l'autre jour sur la paupérisation de la musique, et son influence néfaste sur la qualité des albums (sur le thème : les Beatles n'auraient pas pu pondre leurs albums sans George Martin, et... beaucoup d'investissement en temps et en argent en studios), et voilà que déboule ce "Carrie & Lowell", qui me paraît une parfaite illustration de ce phénomène. Car il y a dans cet album tout pour la réalisation d'un vrai "chef d’œuvre" : un thème fort, universel (le deuil de sa mère et de son enfance), une cohérence totale issue d'un parti pris tenu jusqu'au bout (la légèreté et la délicatesse plutôt que le pathos, la lumière plutôt que l'obscurité), un auteur compositeur ambitieux et intègre - ce Sufjan Stevens toujours à deux doigts de la reconnaissance -, sans parler de quelques mélodies inspirées ("Fourth of July"). Et pourtant, ces promesses ne se matérialisent pas complètement ici : "Carrie & Lowell" n'est finalement qu'un petit album vraiment touchant, à écouter au casque, seul dans le noir, replié sur soi comme dans un cocon protecteur. Ou bien au contraire assis dans un fauteuil, loin du bruit du monde, en lisant les paroles, parfois obscures, parfois saisissantes. Il lui manque de la profondeur, de l'ampleur, du souffle. Il lui manque du travail pour mieux en avoir extrait la "substantifique moelle" de chansons un tantinet paresseuses. Il lui manque cette remise en question, cette confrontation au monde qu'aurait apporté un "grand producteur", et qui aurait permis d'introduire des surprises, des décalages, une perspective plus inspirée dans ce qui est, en l'état, le déroulement bien sage du "programme" d'un vrai artiste, ici abandonné à lui-même.
[Critique écrite en 2015]