Bon. N'ayant pas fait de critique musicale ici depuis un petit bout de temps, je pensais d'abord me mettre à la création de mes listes Spotify personnelles destinées à me permettre de rattraper mon retard en termes de musiques populaires et de pouvoir savoir si tant de grands albums méritent leur statut. Mais la vie étant ce qu'elle étant, non seulement ça ne s'est pas passé comme ça (surtout parce que j'ai découvert plus en profondeur les douceurs du hip-hop alternatif et de la musique électronique) mais en plus, là, je me retrouve à critiquer un album de musique expérimentale assez obscur fait par un comédien et humoriste américain qui a pris des dizaines de samples pour les molester à sa guise... le pire étant que pas mal de clichés sur la musique expérimentale n'ont tout juste pas droit de cité ici et que l'album s'avère réellement très bon.
Mais (et c'est ce qui va expliquer la longueur de cette critique) avant de donner mon avis sur l'album en tant que tel, il va falloir que je parle des "plunderphonics" (ce terme musical n'ayant pas de traduction française) ainsi que de l'homme derrière le pseudonyme fort chelou de "Blarf" (oui, le même monsieur déguisé en Ronald McDonald qui fait un fingerguns sur sa tronche sur la pochette) : Eric Andre. Qui est un sacré numéro, autant le dire tout de suite.
Né en 1983 et âgé de 36 ans (à l'heure où j'écris cela), Eric Andre est donc un acteur, comédien, présentateur télé, musicien et une célébrité d'Internet venant des Etats-Unis. Ayant étudié en école d'art et, plus tard, au Berklee College of Music de Boston (une école de musique comptant parmi les plus réputées du monde entier, spécialement en terme de musiques populaires, de nombreux musiciens aujourd'hui célèbres y ont étudié), c'est en 2009 qu'il commença sa carrière d'acteur et à partir de 2012 qu'il explosa à la face du monde grâce à son émission The Eric Andre Show, diffusée sur Adult Swim et étant une parodie des talk shows du fier pays des mangeurs de burgers très chargée en humour noir et en situations volontairement gênantes, absurdes ou choquantes.
Pour décrire cette émission... imaginez qu'à la place de Jimmy Kimmel ou James Corden, vous avez devant vous une espèce d'allumé à la coupe afro proéminente qui, dès les premières secondes, détruit tout le décor en hurlant comme un possédé avant que des médecins ne viennent le calmer en urgence (et que le décor ne soit remplacé). Et que ce même type n'hésite pas à tout faire, que ce soit en terme de sketchs, de caméras cachées ou d'interviews de célébrités. Détruire les tableaux et statues d'une fausse expo d'art contemporain devant des gens qui n'étaient pas au courant de la supercherie ? Il peut le faire. Prendre un bon bain chaud devant tout le monde (ce qui implique de montrer sa bite) ? Il peut le faire. Vouloir porter un toast à un pote d'une voix avinée avant de sauter et de s'écraser comme une merde sur une table ? Il peut. Aller au congrès du Parti Républicain et questionner ses adhérents sur des sujets sur lesquels ils sont hostiles (genre demander où sont les toilettes pour les personnes transgenres ou quels sont leurs avis sur l'avortement) ? Pas de problème, mes bons amis, c'est possible.
Et encore, je n'ai sélectionné que quelques exemples. Selon Andre lui-même, gêner ses invités est voulu car c'est dans ce genre de moments qu'on peut voir les réactions les plus honnêtes de leur part. Le type est d'ailleurs lui-même très éloigné de son personnage de surexcité : athée, pratiquant la méditation transcendentale, supporter de Bernie Sanders... mais je m'égare. Revenons à la musique et parlons des "plunderphonics".
Ce terme anglais défini en 1985 par l'inventeur de cette musique, John Oswald, désigne toutes les compositions originales obtenues à partir de bouts de morceaux composés par d'autres artistes. En gros, créer l'originalité à partir de la non-originalité (ça y est, je commence à parler comme les hipsters...). La pratique du sampling (prendre un échantillon d'une musique pour la mettre dans sa musique, pratique qui me passionne) existe depuis de nombreuses années, notamment dans l'electro et le hip-hop, mais les "plunderphonics" amènent ça à un nouveau niveau. De plus, comme le résultat final fait qu'on ne reconnait que difficilement les chansons originelles, ça permet de ne pas subir les foudres du copyright et de voir des armées d'avocats débarquer chez ta maison de disques.
Là, je sais ce que vous vous dites peut-être : "Non mais eh, putain, juste utiliser ce que d'autres gens ont fait, franchement, le sampling, c'est pour les feignants". Si vous pensez ça, détrompez-vous. Parce que ça ne consiste pas à prendre des chansons au hasard, à tout balancer dans un logiciel, à utiliser les ciseaux et paf, t'as un hit. Mélanger différents samples (ou même n'en utiliser qu'un) et créer un résultat final à peu près cool/mélodique/harmonieux, c'est un truc sur lequel il faut se pencher avec le plus grand sérieux. Quand vous écoutez une chanson, que vous détectez un sample et que vous vous dites "Putain, ce sample, c'était évident qu'il devait être là !", dites-vous que quand le musicien fait sa tambouille, bah, ça ne l'est pas forcément, évident. Ça ne le devient qu'après, quand le résultat final est là. Quand un rappeur s'est dit qu'il allait utiliser une partie de batterie d'Amen Brother des Winstons, est-ce qu'il pensait que ça allait devenir l'un des samples les plus utilisés au monde ? Probablement pas.
Et donc, Blarf. Et ce fort étrange Cease & Desist. C'est le 6 juin 2019 que le label indépendant Stones Throw annonce que Blarf a signé chez eux et que son album sortirait le 26 du même mois. Le fait que cet artiste et Eric Andre soient la même personne a vite été découvert, bien que "les deux personnes" aient nié cela. Il faut savoir que Blarf, avant d'être le projet du seul Andre, a d'abord été un éphémère groupe fondé par ce dernier à Berklee et qui s'est dissous d'une façon... plutôt débile (l'écriture d'une chanson nommée I Love Abortions alors que leur batteur était marié à une femme étant anti-avortement, tout un programme !) puis le nom d'un EP auto-produit par Andre et sorti en 2014 avec l'aide de The First Seed, un producteur canadien. L'album fut posté sur les plateformes de téléchargement et sur la chaîne YouTube de Stones Throw (moyen par lequel j'écoute présentement l'album), avec également trois clips. Enfin, clips... disons qu'ils poursuivent la démarche d'Andre (euh, de Blarf, pardon ^^) en étant des collages absurdes de nombreux extraits de vidéos (on y voit une interview des frères Bogdanoff et du gameplay de Street Fighter, notamment) sans aucun lien logique. D'ailleurs, autant le dire, la logique est portée disparue ici.
Mais la question est : cet album est-il écoutable ? Ou est-ce que c'est juste un amas de bruits sans aucune logique et qui ne possède aucune des qualités qui fait qu'on aime écouter de la musique ? Levons le suspense sans plus attendre : oui, c'est un album écoutable, plus qu'écoutable. Andre arrive à diffuser dans ses morceaux son esprit très absurde et barré sans jamais perdre de vue qu'une bonne chanson repose toujours sur une mélodie et que si elle est entraînante, vous aurez votre auditoire dans la poche. La musique ne reposant que sur des samples, c'est littéralement à une immense orgie d'échantillons que nous assistons sous nos yeux mi-ébahis, mi-se demandant quel genre de drogue on vient d'ingérer.
Surtout que les samples eux-mêmes, ne vous attendez pas à des trucs très underground ou obscurs : Jimi Hendrix, Busta Rhymes, les Smashing Pumpkins, Notorious B.I.G, Radiohead, les Beastie Boys, Bob Dylan, Earth, Wind & Fire, Nine Inch Nails, le thème de Super Mario Bros, un extrait d'une interview TV de Lil Wayne, des bruits de rots, un extrait du film Rosemary's Baby, Frank Zappa, Gravediggaz, Barry White... on a vu plus pointu. Ce qui est surtout magique sur cet album, selon moi, c'est la façon dont Blarf arrive à reproduire (d'une façon bien plus jusqu'au-boutiste et barrée) ce que des groupes comme le Velvet Underground ou les Pixies (ou, dans un cadre plus contemporain, Death Grips) avaient réussi à faire : réussir à créer des mélodies, des vraies, celles sur lesquelles on peut remuer la tête... et puis complètement les pervertir en y ajoutant des éléments bien plus désagréables pour l'oreille humaine.
Dans le cas de Cease & Desist, Andre agence ses samples d'une main d'orfèvre et crée de sympathiques mélodies... puis s'applique juste après à tout détruire à coups de marteau et à faire dérailler ses morceaux constamment. Les sons se répètent, deviennent plus aigus, s'arrêtent brusquement, les beats électroniques ne sonnent pas "accueillants"... et l'auditeur est désarçonné. Ce qui n'empêche pas ces chansons d'en rester. A l'exception de la piste I Worship Satan, long collage de 7 minutes de bruits d'explosions tirés d'un film de guerre avant de finir sur quelque chose de plus conventionnel, cette piste étant également le seul point faible de l'album car elle ne comporte pas toutes les qualités énoncées précédemment au sujet des autres pistes.
Pour conclure, avec Cease & Desist, Eric "Blarf" Andre signe ici un album qui lui ressemble : absurde, nawak, qui ne plaira pas à tout le monde... mais il le fait en évitant avec un certain brio pas mal d'écueils habituellement reprochés à la musique expérimentale (lourdeur, caractère non-entraînant, élitisme pompeux...) et en faisant juste ce qu'il veut. Ni plus, ni moins. Si ce n'est pas de la musique qui vous parle, cet album n'est pas fait pour vous. Mais si vous êtes une oreille curieuse, il saura vous dévoiler ses qualités de façon très aisée. La preuve : je fais cette critique alors que je ne l'ai écouté qu'une fois, parce qu'il m'a réellement donné envie de redémarrer ses morceaux, c'est pas un signe, ça ?
Et malgré qu'Andre soit une référence en termes d'humour ironique/meta/dadaïste, oui, il est possible d'aimer cet album non-ironiquement et le plus sincèrement du monde. Pour les intéressés, allez voir les commentaires sous la "vidéo" où vous pouvez écouter tout l'album (c'pas vraiment une vidéo, mais prout), c'en est une preuve plus que parlante.
TL;DR C'est un album très cool et très court, écoutez-le et passez I Worship Satan.