Lâcheté et mensonges
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Comment survivre au départ – ou à la disparition – de votre chanteur, quand celui-ci est une partie essentielle de votre musique ? C’est une question, douloureuse, qui peut se poser à un groupe de Rock (remember Joy Division ?), et dont la réponse est tout sauf évidente. C’est la question à la quelle ont su brillamment répondre les trois membres restants du fameux groupe rouennais We Hate You Please Die après le départ de leur théâtral leader, Raphaël Balzary, et qui leur permet aujourd’hui de nous offrir un troisième album réussi, Chamber Songs.
Car en 2024, le We Hate You Please Die que nous (re)découvrons semble encore plus impliqué dans les mutations de notre époque, portant des questions essentielles avec une franchise totale, pour un impact maximal : se poursuit ainsi l’aventure punk rock en respectant les valeurs défendues par la jeunesse anglaise de 1976, c’est-à-dire porter des idées politiques progressives sur des rythmes frénétiques et des riffs de guitare agressifs.
Dès Adrenaline, l’ouverture brutale de l’album, la messe est dite : le « nouveau » We Hate You Please Die a choisi de pousser les curseurs plus loin dans la radicalité, tournant certes le dos à la complexité émotionnelle – qu’amenait probablement un Raphaël dont on connait les doutes existentiels – qui enrichissait, mais alourdissait aussi, le second album du groupe, Can’t Wait To Be Fine. Mais cette fureur redéployée est mise au service de messages plus directs, plus positifs sans doute en dépit de leur agressivité : « I can’t wait to see the future / I feel like I want more / … / Cause I surpass myself / But I want more » (J’ai hâte de voir l’avenir / J’ai l’impression d’en vouloir plus / … / Parce que je me dépasse / Mais j’en veux plus). Stronger Than Ever introduit l’un des thèmes essentiels désormais du groupe, la résistance des femmes dans une société qui peine à se débarrasser de ses codes masculinistes, avec une tonalité riot grrrls qui va bien. Chloé Barabé, la féroce bassiste, et désormais chanteuse principale, met les points sur les i : « It’s been a while that she feels criticized / That she feels judged by them / Whatever she says / Whatever she does / Whatever she looks like » (Cela fait un moment qu’elle se sent critiquée / Qu’elle se sent jugée par eux / Quoi qu’elle dise / Quoi qu’elle fasse / Quelle que soit son apparence)… Et c’est désormais fini !
La combinaison intelligente de thèmes « sociétaux » et d’un discours féministe décomplexé est la grande caractéristique de ce troisième album : à un Automatic Mode qui décrit, sans craindre les dissonances et la rugosité, le malaise, la pression que nous ressentons tous, hommes et femmes, succède un Control qui attaque frontalement les principes réactionnaires portés par la droite extrême, en particulier sur le sujet de l’avortement ("My body, my choice" , évident, mais toujours bon à rappeler en ces temps de régression démocratique…). Ce qui ne veut pas dire que les préoccupations de Chloé, jeune femme de son temps, ne soient pas aussi – et heureusement – banalement universelles : est-ce que ce qu’elle ressent est de l’amour ou du désir ? (Lust) Est-ce que le couple ne devient pas une prison ? (The Fool). La vie peut-elle être réellement vécue quand vous manque l’amour ? (Flesh)
Vampirized dénonce le gaslighting comme abus banal dans le couple. Le fantastique Asshole est un conte de la phallocratie ordinaire dans le Rock, jusqu’à une réjouissante conclusion : « You play well for a girl / Well I play well for a girl but / You play well for an asshole » (Tu joues bien pour une fille / Eh bien, je joue bien pour une fille mais / Toi, tu joues bien pour un connard !). I’m the Hero revient sur le slutshaming dont Chloé a été une victime durant son adolescence. Sorority rappelle que l’union fait la force, une jolie évidence alors que les politiques réactionnaires parient sur nos divisions.
Pour finir, le long Surrender, plus rêveur, plus brumeux (mais régulièrement porté par une rythmique infatigable), joue plus franchement avec des alternances entre hauts et bas soniques et émotionnels : c’est sans doute la manière pour un groupe punk radical de rappeler que la complexité ne lui est pas étrangère. Et peut-être un signe d’acceptation que, une fois les compteurs superbement remis à zéro avec cet album intraitable, We Hate You Please Die devront aussi évoluer pour ne pas se répéter.
[Critique écrite en 2024]
Créée
le 5 oct. 2024
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