C’est un album de Paul McCartney. Sans Wings, sans Linda, sans sidekicks, sans Tonton Albert, sans l’amiral Halsey. Sans souci de ce qui se fait, sans souci d’être dans le coup, ni d’étonner, ni d’épater, d’être ou non à la hauteur des attentes, sans souci d’être ou de ne pas être un Beatle. Quintessentiel et sans âge. Homogène et harmonieux. Vertical et profond. Extrême. Suprême. C’est un album de Paul McCartney, au sens où Something Else a pu être un album des Kinks : celui de l’individuation.
Et c’est aussi, assez paradoxalement, le seul album de lui que je trouve du niveau de ceux des Beatles. Un qui a la grâce des Beatles, la luminosité des Beatles, leur amour naturel, leur perfection de fait, et puis cette inspiration puisée à la source des Beatles, des échos d’iceux et des ponts avec les Beatles, et même la présence des autres Beatles. L’album où Paul trouve son héritage de Beatle sans l’avoir cherché – parce qu’il ne l’a pas cherché. C’est un album de Paul McCartney pour ceux qui croyaient ne pas aimer Paul McCartney et comprendront dès Fine Line, dans une épiphanie.
De plus, Nigel Godrich, une recommandation de George Martin, est comme ce dernier pour pas grand-chose dans les morceaux, et pour beaucoup dans leur choix et dans leur cachet d’exception : peu et intelligemment interventionniste, il ne produit pas, il valorise. Ainsi, magnifié par « George Martin », l’album est entièrement composé de « Lennon-McCartney », et même d’un « Harrison-McCartney ». Ces guillemets marquant, comme je peux, le ton unique, l’étrangeté musicale fascinante d’une œuvre des Fabs avec décalage temporel, de Beatles mûris ayant 64 : c’est délicat, grave et introspectif mais avec des touches mutines, c’est l’album du cachet et de la dignité, mais avec un poil d’humour et un poil de punch. Dernier paradoxe, et non le moindre : si le Double Blanc jamais ne fut, n’est ni ne sera un album des Beatles, ce pur album de Paul McCartney, lui, en est un. C’est, 35 ans après, l’incroyable follow-up du triste Let It Be, celui grâce auquel, en fin de compte et comme il se doit, le conte de fées finira bien.
Mes préférées sont Fine Line, How kind of you, At the mercy, Friends to go, English tea, Too much rain et Promise To You Girl, pour qui voudrait le savoir. Avec une prédilection spéciale pour Friends to go, parce que j’ai une prédilection spéciale pour George et que c’est lui, c’est lui, c’est lui jusque dans sa sensibilité bon enfant et discrète et jusque dans son humour cryptique et zen. Mais bon, ça n’a aucune importance. Là, c’est vraiment des goûts et des couleurs. C’est un sans-faute, c’est un grand schlem, c’est la quinte flush royale. J’ai essayé d’analyser la musique, de cerner le son et de caractériser les morceaux – mais rien à faire, y’a que des superlatifs qui me viennent. La perfection me terrasse.
La fragilité des paroles contraste violemment avec la force impressionnante de la musique, et pourtant la renforce encore. Ce n’est pas pour rien que ce môme de 15 ans sur la pochette, qui a tout à apprendre, s’exprime par la voix sans fard de ce papy de 63 ans, qui a tout appris. Les paroles sont l’œil de ce cyclone de pure beauté : on y touche l’os au-delà des personas, et on y trouve une des clés de la musique (son caractère introverti et introspectif). Ce n’est pas pour rien que le titre de l’album est un composé empruntant à deux morceaux : « There is a long way, between chaos and creation / If you don't say, which one of these you're gonna choose » (c’est la conclusion de Fine line) et « Looking through the backyard of my life / Time to sweep the fallen leaves away » (c’est l’ouverture de Promise To You Girl).
Un choix tout sauf random ou anodin : Paul a passé tout Fine Line à se morigéner, en termes étonnamment durs, de toutes ces complaisances erratiques qu’il trimballe à son passif d’artiste. Et il balaie les feuilles mortes accumulées dans son arrière-cour intime (celles-là, mais aussi celles de son passé semé de drames qu’il image sobrement « Too much rain ») pour pouvoir s’ouvrir à de nouvelles formes d’amour qui n’ont, en conséquence, plus rien de silly (« We know how to change the world / That is why, I gave my promise to you girl »).
L’ambiance (je ne veux pas parler de « son ») est à la retenue et la pudeur. La beauté, oui, mais dans l’understatement et la franchise directe. Au sommet de son art, oui, mais pas sans l’apanage du sage. Il faut écouter les paroles. Elles éclairent ce soleil qui ne flamboie pas.
A tous égards, cet album est un « achievement » et un achèvement. Personnel, mature et maîtrisé, point d'orgue du processus de prise de conscience de l'individualité profonde décrit par Jung d'une part, d'autre part et complémentairement évoquant, conjurant et incarnant des fantômes tout à la fois, Chaos and Creation in the Backyard est une superbe catharsis pour un petit garçon vieillissant cachant un génie de compositeur qui n’a jamais été plus évident et moins ostentatoire derrière du linge fraîchement lavé qui sèche, et une inépuisable fontaine de jouvence et d’émotions pour les petits garçons que nous sommes et qui ne rajeunissons pas.
From chaos to creation, ou la fin des « Peut mieux faire ».
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Cette chronique fait partie de la rétrospective consacrée à l'oeuvre de Paul que j'ai entreprise :
https://www.senscritique.com/liste/Revisiting_Paul_Mc_Cartney_before_the_end_of_the_end/2221531