Mineure Détournée De L'Attraction Des Astres (chronique film+album)

"Constant dans l'inconstance,

Je ne sais pas où tu vas."


1984, Gainsbourg se réinvente en figure homo-érotique, avec pochette de William Klein et les musiciens new-yorkais de Bowie, époque Let's Dance. Ce disque, l'excellent Love On The Beat, outre son contenu outrageusement et explicitement en dessous de la ceinture, défraiera la chronique, et pour cause, "l'inceste de citron"...


Gainsbourg, en bon provocateur qu'il est, aura l'idée de faire chanter sa fille Charlotte, âgée de treize ans, sur la dernière piste de son album, et sur un thème inspiré de l'Etude n°3 en mi majeur op.10 de Frédéric Chopin,

"L'amour que nous ne ferons jamais ensemble est le plus beau, le plus violent, le plus pur, le plus enivrant."

Tollé, un père et sa fille, majeur et mineure, "détournée de l'attraction des astres".


Avec le recul, n'a d'incestueux dans cette chanson que son titre, "Lemon Incest", et les personnes ignares cherchant des prétextes à la haine de Gainsbourg en invoquant cet argument n'ont absolument rien compris, et devraient peut être mettre mettre un zeste (dixit) de disgression, en adjoignant à cela un brin de réflexion dans leurs vies, avant d'aller jouer au justicier New Age sur Twitter en crachant à la mémoire d'un artiste brillant, dont on se souviendra, à leur différence.


Ouf, c'est fait.


Mais la collaboration entre Charlotte et son père ne s'arrête pas là, un film et un album suivront. Parler de l'un sans aborder l'autre est impossible, donc voici ma première double chronique, Charlotte For Ever, le film, et Charlotte For Ever, l'album, sortis tous deux en 1986.


Tout auréolé de son succès, tant discographique que scénique, Gainsbourg annonce la préparation et la réalisation prochaine de son troisième long-métrage, où il fera jouer Charlotte, elle aussi auréolée de succès suite à son César d'espoir féminin en 1985, pour l'Effrontée de Claude Miller, et Christophe Lambert, encore à moitié nanardesque.


Serge n'en est pas à sa première tentative cinématographique, ayant déjà écrit et dirigé le curieux et underground Je T'Aime Moi Non Plus (1976) et l'insupportable Equateur (1983). De l'avis général, bien qu'il ait une technique impeccable, ses réalisations ne passent pas, et interrogent trop, comme une tentative de faire des films d'art et d'essai destinés au grand public, qui n'est naturellement pas réceptif. Bref, laissons les mots de Gainsbourg décrire son nouveau film:

"Stan, scénariste à la dérive, ayant connu sa demi-heure de gloire dans quelque studio hollywoodien dans les années cinquante ou soixante, éthylique au dernier degré, suicidaire forcené. Voit tout en black excepté dans le regard laser et azur de la petite Charlotte. Vertiges de l'inceste et tendresse hallucinogène.

Charlotte For Ever aurait pu être un grand film, l'erreur fut de ne pas avoir cherché un autre acteur après le désistement de Lambert, et l'idée absurde de Gainsbourg d'incarner le père de Charlotte. Les parallèles et conclusions hâtives vont plus vite que l'esthétique pourtant travaillée de son film, semi-craignos, semi-gracieuse. Même pour Gainsbourg, c'était trop, et la provocation habituelle n'empêchera pas un nouvel échec commercial retentissant.


Le long-métrage a ses bons côtés, son ambiance d'abord, et puis certaines scènes ont un réel potentiel esthétique, comme le slow entre Charlotte et Gainsbourg en guise de quasi-conclusion, le docteur inverti, dont l'ami (ou plus) Stéphane est passé "des ils aux elles", ou le questionnaire de Proust... Charlotte est très convaincante en orpheline cherchant sa mère, immolée à mort dans un accident de voiture, conduite par son père. Son jeu est servi par cette réserve qu'elle tient tout le film, méfiante, comme une gamine perdue devant remorquer son père, perdu mais plus loin qu'elle. La réalité n'est sans doute pas si éloignée de la fiction.


Gainsbourg, quant à lui, se vautre en références et digressions, et ne sort pas de son Gainsbarre. C'est au fond ainsi qu'il faut prendre Charlotte For Ever, une autobiographie détournée. Serge, sans Jane l'évanouie, alcoolo et tabagique, n'ayant le goût de rien, n'arrivant à rien, ne restant parmi nous que pour les yeux d'ambre de sa petite Charlotte. Les autres acteurs varient entre l'insignifiant et l'incompréhension littérale, tellement les répliques sont parfois inaudibles, se perdant dans des murmures incompréhensibles. Gainsbourg assène sa science et ses références, brillantes certes, mais bien trop nombreuses, et le film se retrouve n'être qu'une longue énumération d'auteurs et de citations, souvent pompeuses ou mal indiquées (Elia Kazan).


Poursuivant le concept, il élabore un album pour sa fille, son premier. Faire chanter les actrices, les "non-chanteuses", est sa spécialité, ayant signé les disques de Brigitte Bardot, Anna Karina, Jane Birkin, Catherine Deneuve et autres Adjani . Il recherche la fragilité, les imperfections, les personnalités au final, et Charlotte n'y échappera pas. Il réunit l'équipe qui l'a accompagné sur scène au Casino de Paris, Stan Harrison, Billy Rush, les Simms Brothers et prépare un disque d'ado, remarquable.


C'est comme un retour à la pop lolycéenne, qu'il a déjà connu avec France Gall. Le temps a passé, mais l'intention est la même, et les sous-entendus moins cachés. On saisira sans difficulté l'ambiguïté d'un "Oh Daddy Oh" ou d'un "Plus Doux Avec Moi", sans que rien ne franchisse jamais la frontière interdite, les mots contre les actes.


Charlotte, la Lolita ultime, surpassant Birkin, et Gainsbourg le pygmalion, la représentation la plus logique et réelle du couple Dolorès Haze/ Humbert Humbert. Cette association, se lançant sur le marché musical, aurait pu constituer une rivale sérieuse aux Vanessa Paradis et consorts, et le réalisme ciselé des textes de Serge une alternative aux mièvreries d'Etienne Roda-Gil et de Franck Langolff.


Charlotte For Ever, le disque, est court, lolitéen, et rassemble les quelques thèmes que l'on a pu entendre dans le long-métrage, comme "Plus Doux Avec Moi", sensuel, assez emmanuellesque, un dialogue entre Charlotte et Gainsbourg reprenant certaines répliques du film, et illustrant la scène très esthétique du slow. Les vocalises des frères Simms apportent cette touche homo-érotique, signature des derniers albums de Gainsbourg.


La chanson-titre est aussi le thème principal du long-métrage constitue une version plus aboutie et plus classieuse de "Lemon Incest". Sur un thème emprunté à l'Andantino pour piano de Aram Khatchakourian, il offre un ensemble mélancolique aux claviers suaves.


"Sans toi, je ne suis plus moi, j'dérive à l'infini"

La déclaration d'un amour fusionnel, par delà les provocations. Porté par une basse fretless impeccable et par un solo de sax so eighties, c'est un grand classique du répertoire des interprètes de Gainsbourg.


"Elastique" est un autre de ses succès potentiels, sur un rythme rapide et linéaire, Charlotte chante les troubles de l'adolescence, sur l'amour et la vie en général, comme sur "Zéro Pointé Vers L'Infini", à la musique inspirée de la Valse des officiers russes, un air traditionnel. Ce sont deux réussites pop absolues, classieuses.


"Oh Daddy Oh" est la fin d'un cheminement pour Gainsbourg le compositeur, car il faut savoir que cet air date de l'époque de sa collaboration avec Jean-Claude Vannier (entre 1968 et 1973) et à d'abord été élaboré pour le film La Horse de Pierre Granier-Deferre avant qu'une première ébauche soit entendue sur le titre "Sex-Shop", BO du film éponyme de Claude Berri. "Oh Daddy Oh", slow tout en choeurs et claviers constitue donc l'incarnation final de cet air, longtemps retenu.


"Don't Forget To Forget Me" est un blues synthétique, jouant sur l'habileté de Gainsbourg à manier les anglicismes, réussi. Deux autres titres parachèvent Charlotte For Ever, "Ouvertures Eclair" et "Pour Ce Que Tu N'Etais Pas", de facture assez classique, mais n'entachant pas le plaisir général lié à l'écoute de ce disque.


Au fond, je considère Charlotte For Ever comme le pendant lolycéen de Love On The Beat, où un certain romantisme remplacerait la pure provocation sexuelle. C'est une déclaration d'amour d'un père à sa fille, n'en déplaise aux illettrés (oups). 


Mais Charlotte et Gainsbourg ne retravailleront plus ensemble. Elle se concentrera sur sa carrière au cinéma via notamment La Petite Voleuse de Miller (encore!) en 1988. Lui retournera à ses disques et à ses interprètes, signant le nouvel album de Jane, Lost Song en 1987. Ordre filial dérangé, qu'importe. Le concernant, il ira plus loin, d'une autre manière, avec le synthétique You're Under Arrest, dont les textes seront élaborés lors de la fameuse errance au Raphael à Paris, début d'une longue agonie qui durera quatre ans.


Gainsbourg continuera aussi ses films, dirigeant pour un baroud d'honneur un Claude Berri compatissant dans Stan The Flasher (1990), curieux point de vue d'exhibitionniste, un "flasher", et au visionnage particulier.


 Il s'envolera ensuite rejoindre Nana, "au paradis des clébards", le soir d'un certain 2 mars 1991



"Charlotte For Ever, est-ce forever?

Tous les amours se meurent."



Charlotte For Ever, full album


"Elastique"


"Plus Doux Avec Moi"


"Charlotte For Ever"


"Oh Daddy Oh" 

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le 7 mai 2023

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