Le Brésil à plein nez !
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le 6 nov. 2020
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(Je reproduis la chronique publiée sur mon blog : https://la-musique-bresilienne.fr)
Comme l’histoire de la peinture européenne se partage entre avant et après Raphaël, celle de la musique brésilienne moderne a comme point de pivot un 78 tours, Chega de Saudade. Deux petites chansons seulement qui provoquent un séisme artistique en 1958. Ce séisme, c’est la bossa nova, littéralement, la « chose nouvelle ».
Les révolutions musicales sont presque toujours provoquées par les compositeurs. Pourtant, c’est bien un interprète, João Gilberto, qui porte la bossa nova. Ce n’est pas un hasard si ce sont aussi des interprètes, Bill Halley et Elvis Presley, qui sont aux premières loges du rock’n’roll qui bouscule les États-Unis à la même époque. Car avant d’être des nouvelles manières de composer, il s’agit de nouvelles manières d’interpréter et d’arranger les mêmes bonnes vieilles chansons. Les musiciens de rock se servent de la nouvelle possibilité d’amplification des instruments pour aller vers plus d’énergie, d’efficacité et de simplicité. La bossa nova effectue le chemin inverse. Elle épure la samba et réduit la taille des orchestres. Cela permet à João Gilberto de chanter plus doucement et plus sobrement, contre les voix pleines de vibrato des « chanteurs à voix » et des crooners. Cette manière de chanter sert d’écrin aux harmonies raffinées d’Antônio Carlos Jobim et aux paroles de Vinicius de Moraes.
Si Chega de saudade marque une rupture, ce n’est pourtant curieusement le baptême du feu d’aucun de ses trois artisans. Le parolier Vinicius de Moraes a déjà une longue carrière d’ambassadeur et a publié plusieurs recueils de poésie. Tom Jobim est pianiste dans des bars et travaille comme arrangeur pour le label Continental. Marqué par la samba et le choro, mais aussi par la musique « savante » (Debussy, Ravel, Villa-Lobos), il a déjà été enregistré quelques compositions où affleurent son sens aigu de la mélodie et ses recherches harmoniques. Jobim a surtout composé l’essentiel de la musique d’Orfeu da Conceição de Vinicius de Moraes, une pièce de théâtre qui remporte un grand succès et que le réalisateur français Marcel Camus adaptera en film, (Orfeu Negro). Le morceau Chega de saudade a même déjà été enregistré par Elizeth Cardoso quelques mois auparavant ! Beaucoup de précédents… et pourtant il marque bien une rupture.
Cette rupture éclate quand on écoute les 78 tours enregistrés par Gilberto en 1951 et 1952, aux côtés des Garotos da Lua et en solo. Ces disques résument bien la musique brésilienne pré-bossa nova et auraient au fond pu être enregistrés deux décennies plus tôt. Alors que Chega de saudade a vingt ans d’avance, ou plutôt, comme toute grande musique, il n’appartient à aucune époque.
C’est qu’entre 1952 et 1958, João Gilberto a bien changé. Il n’est plus l’adolescent apprenant la guitare dans sa petite ville provinciale bahianaise, ni le jeune homme plein d’ambition qui tente sa chance comme chanteur de radio à Salvador puis à Rio de Janeiro. Gilberto s’est durant ces années immergé comme personne dans la vie nocturne carioca ; il refuse de prendre un boulot alimentaire, mange et dort chez des amis au gré des invitations, à la manière de Nelson Cavaquinho. Ce perpétuel invité ne manque cependant presque jamais d’un toit, subjuguant ses hôtes par sa personnalité et sa musique. Les années passent ainsi et quand il commence à sombrer dans la dépression qu’il soigne à grand renfort de cannabis, le salut vient d’une invitation d’un ami pour Porto Alegre dans le lointain Minas Gerais, puis de sa sœur à Diamantina. Une période où éloigné de Rio, il renonce définitivement au cannabis.
C’est à cette époque qu’il met au point son jeu de guitare si original, où il reproduit avec son seul instrument, le fameux rythme 2/4 de la samba bousculé par les percussions quasi polyrythmiques. Alors que la guitare samba joue habituellement des mélodies en contrepoints, il se concentre sur les accords. Selon la légende, João Gilberto s’enferme des journées entières dans la salle de bain pour profiter de sa bonne acoustique. Il répète inlassablement de manière obsessionnelle, les mêmes accords et chante avec cette voix presque murmurée, placée avec son sens du rythme hors pair. C’est là aussi qu’il écrit une de ses rares compositions Bim Bom, qui deviendra la face B de Chega de saudade.
Quand il revient à Rio en 1956, João Gilberto a muri sa nouvelle manière de jouer de la guitare et de chanter. Il renoue rapidement avec les musiciens locaux et on le retrouve notamment dans l’appartement de Nara Leão où se réunissent alors une bonne partie des musiciens qui s’illustreront dans la bossa nova. Tom Jobim est séduit et invite Gilberto à jouer de la guitare sur le disque Canção do Amor Demais d’Elizeth Cardoso, exclusivement composé de morceaux de Jobim et Moraes.
Enfin, après de longues négociations – et l’appui de Dorival Caymmi – Jobim convainc le label Odeon qui ne voit dans Gilberto aucun potentiel commercial, de produire un 78 tours. Il est enregistré avec un petit budget, même si les exigences de Gilberto (jeu des musiciens, placement des micros…) qui deviendront sa marque de fabrique par la suite, font durer pendant plusieus jours l’enregistrement de ces deux courtes chansons ! Les arrangements sont signés Tom Jobim bien sûr, avec Copinha à la flûte et Milton Banana à la batterie. Le disque sort en catimini et passe inaperçu pendant plusieurs mois, avant de susciter enfin la curiosité, d’abord à São Paulo pour déferler à Rio de Janeiro peu après.
Le disque est un succès commercial mais a surtout un retentissement extrêmement fort dans le milieu artistique brésilien. A tel point que tous les grands noms de la musique brésilienne à venir, Caetano Veloso et Chico Buarque en têtes, rappellent comme un souvenir indélébile, leur découverte ébahie de ce morceau. Tom Jobim peut même écrire sans en rajouter sur la jaquette de son premier 33t qui sort l’année suivante, “João Gilberto est un Bahianais bossa nova de 27 ans… en très peu de temps, il a influencé toute une génération d’arrangeurs, guitaristes, musiciens et chanteurs“.
Les disques et les classiques s’enchaînent alors. Quelques mois plus tard, ils sortent un autre 78 tours, avec Desafinado, une autre composition de Jobim qui deviendra un standard incontournable de la bossa, sur des paroles de Newton Mendonça, l’autre grand parolier de la bossa nova, et en face B une composition de João Gilberto. Un premier 33 tours suit en 1959, c’est Chega de Saudade qui en plus des deux 78 tours rassemble Brigas, Nunca Mais de Jobim/Vinicius de Moraes, des morceaux de Carlos Lyra et deux des plus grands compositeurs brésiliens pré-bossa nova, Ary Barroso et Dorival Caymmi. Deux albums dans la lignée suivent avec ce même mélange de morceaux de Tom Jobim, d’autres jeunes compositeurs cariocas et quelques sambas plus anciennes. C’est O Amor, o Sorriso e a Flor en 1960 (avec Samba De Uma Nota Só, Corcovado) et un disque sans titre en 1961 (Samba da Minha Terra, Insensatez, Coisa mais linda…). La grâce continue.
Mais déjà un coup d’État militaire clôt la parenthèse optimiste et moderniste dont la bossa nova était la plus belle incarnation. La romantique bossa nova cède la place à ce qu’on allait appeler la MPB et au tropicalia, ses deux filles ennemies, tandis que les grands orfèvres de la bossa nova partent séduire la planète. João Gilberto et Tom Jobim font une escale à New York avec le saxophoniste Stan Getz où ils chantent une certaine “fille d’Ipanema” qui grâce à son parfum jazzy et des paroles en anglais conquiert les cœurs des mélomanes du monde entier.
Gilberto s’installera aux États-Unis où il continuera d’affiner ce son et cette sensibilité uniques toujours vers plus d’épure. Jobim se lancera dans une grande carrière internationale en solo où il enregistrera notamment avec Franck Sinatra. Vinicius de Moraes s’illustrera aux côtés de Baden Powell avec ses fameuses Afro-sambas. De belles et riches carrières où chacun égrènera son lot de grands disques, mais jamais plus les trois ne seront réunis comme ils l’étaient sur Chega de saudade.
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Créée
le 11 août 2021
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