(je reproduis ici une critique publiée initialement sur mon blog https://la-musique-bresilienne.fr)
Quand il sort Transa, Caetano Veloso vit en exil en Europe avec son compère tropicaliste Gilberto Gil. A leur arrivée en 1969, ils sont passés par Lisbonne (sous Salazar) puis par Paris, comme tant d’artistes sud-américains avant eux (Violetta Parra, Atahualpa Yupanqui, Vargas Llosa, Pablo Neruda, Julio Cortázar…). Mais la fin des années 60 marque le déclin de la ville lumière et les deux Brésiliens ne tardent pas à répondre à l’appel du swinging London.
Caetano Veloso est autorisé par le régime militaire à rentrer brièvement au Brésil en 1971 pour la cérémonie des 40 ans de mariage de ses parents, mais est contraint de repartir après avoir refusé de composer une chanson en hommage à la route Transamazonienne alors en construction. Le nom de l’album Transa peut d’ailleurs être vu comme une référence à cette route et à cette chanson qu’il a refusé de chanter, même si plus prosaïquement, le mot désigne aussi et surtout l’acte sexuel en argot brésilien.
A Londres, Caetano Veloso et Gilberto Gil peuvent assister aux concerts de leurs influences, Jimi Hendrix, les Beatles, les Mothers of invention de Zappa et découvrir Led Zeppelin et T-Rex. Pour la petite anecdote, bien que complétement inconnus au Royaume-Uni, le percussionniste brésilien de Miles Davis les reconnait dans la foule et les deux musiciens sont inopinément invités à monter sur scène lors du mythique festival de l’île de Wight de 1970. Mais malgré l’effervescence musicale et à la différence de Gilberto Gil qui s’intègre assez vite dans le milieu hippie, Caetano Veloso est rongé par la mélancolie, la saudade du Brésil. Une saudade qui empreigne le mélancolique London London, le premier album qu’il enregistre en Angleterre en 1971.
Les choses vont un peu mieux quand il s’attèle l’année suivante à Transa juste après son bref retour à Salvador de Bahia. Caetano Veloso accentue la rupture avec le tropicalia amorcée avec London London. Pour la première fois, Caetano Veloso joue lui-même de la guitare, sous l’influence des groupes de rock qui le décomplexent de sa technique qu’il jugeait alors insuffisante. Surtout, pour la première fois, il s’entoure d’un vrai groupe de musiciens. Il recrute parmi les Brésiliens installés à Londres, Jards Macalé, Tutti Moreno, Moacyr Albuquerque et Áureo de Sousa. Il enregistre et élabore avec eux les arrangements, presque dans les conditions du live. Un mode opératoire qui tranche avec le travail de Rogerio Duprat, l’arrangeur de ses disques tropicalistes qui concevait les arrangements dans un second temps.
L’élément clé du groupe est sans conteste Jards Macalé qui illumine l’album de ses solos de guitare électrique. Macalé assure aussi la direction artistique, la production et forge avec Caetano le son de Transa, d’une limpidité et d’une rondeur à caresser les oreilles, semblable à celui atteint par Jimi Hendrix sur ses derniers disques. Caetano Veloso ne cessera jamais d’être mu par sa recherche sur le son et par sa volonté de s’inspirer des anglo-saxons pour les dépasser sur leur propre terrain. Une démarche qui rappelle Serge Gainsbourg, tandis que son alter-ego Chico Buarque serait plus proche de Brassens avec la perfection de leurs compositions.
Côté composition, Caetano Veloso s’éloigne d’ailleurs plus que jamais des constructions sophistiquées de la bossa nova et de la MPB post-bossa incarnée par Chico Buarque. Il va à l’essentiel, quatre accords, quelques paroles répétées en boucle, et offre ainsi plus d’espace à ses musiciens. Caetano lui-même libère son chant qui n’a jamais aussi bien résonné. Il rugit, feule, ronronne et pare ses mélodies des plus beaux ornements vocaux.
Une grande continuité se dégage entre les morceaux à l’opposé de l’éclectisme stimulant mais épuisant du feu d’artifices tropicaliste. Sur Transa, Caetano Veloso se disperse moins, gagne en profondeur et en intensité, ce qui fait de l’album un des plus beaux et accessibles de sa discographie.
Parmi les sept titres de Transa, cinq font figure d’immenses classiques. Sur You don’t know me, Caetano évoque la distance qui le sépare irrémédiablement des gringos britanniques : « You don’t know me / Bet you’ll never get to know me / You don’t know me at all /Feel so lonely” avant de dresser son autoportrait en portugais, par le biais de citations de chansons brésiliennes : de la bossa nova avec Maria Moita de Carlos Lyra et Reza de Edu Lobo et Ruy Guerra, du baião avec Hora do Adeus de Luiz Gonzaga. Mais également son propre Saudosismo interprété par Gal Costa et Eu Quero voltar pra Bahia, composé deux ans plus tôt par Paulo Diniz en son hommage.
Sur Nine out of ten, le Bahianais fête le sentiment d’être vivant malgré ou peut-être à cause de la mélancolie: « I’m alive and vivo muito vivo, vivo, vivo / In the eletric cinema or on the telly, telly, telly /Nine out of ten movie stars make me cry /I’m alive ». Les morceaux sont d’ailleurs presque tous construits sur ce mélange de langues, commençant en anglais puis passant au portugais dès qu’on entre dans le vif du sujet. Nine out of ten est aussi historique puisqu’il s’agit du premier morceau brésilien à incorporer du reggae, que Caetano Veloso pouvait entendre dans la rue londonienne de Portobello. Le genre jamaïcain sera popularisé quelques années plus tard au Brésil par Gilberto Gil pour devenir un des styles les plus populaires du pays.
Triste Bahia avec ses 9 minutes constitue le morceau de bravoure de l’album. La chanson débute par des vers du poète Gregório de Mattos qui se prolongent en une évocation douloureuse et politique de la Bahia natale, teintée de samba de roda et de capoeira. La face B de Transa s’ouvre avec le superbe It’s a long way, où Caetano Veloso cite les Beatles (sa vieille obsession) et le géant de Bahia, Dorival Caymmi pour évoquer le long chemin à parcourir. Vers la liberté ou le retour au Brésil? Dernier grand morceau, Mora na filosofia est une reprise d’une vieille samba carioca de Monsueto de 1954. Le titre déjà repris par sa sœur Maria Bethânia en 1965 est ici transcendé dans un chant rageur et extatique.
Caetano Veloso revient définitivement au Brésil en janvier 1972 et lance Transa dans la foulée. Lui qui avait été conspué par le public de festivals pour s’être inspiré des sons anglo-saxons est désormais applaudi. Comme exilé, il a gagné leur respect, mais surtout, les guitares électriques sont devenues légitimes au sein de la musique brésilienne. Chose qui aurait paru invraisemblable peu de temps avant, les deux grandes figures “opposées” de la musique brésilienne, Caetano Veloso et Chico Buarque font un concert commun à Salvador da Bahia à la fin de l’année 72. Le tropicalia est mort, mais il a gagné.