Il paraît que dans les instants précédant une mort certaine, on voit sa vie défiler devant les yeux. Si c'est vrai, je me demande ce qu'il a vu, Chet Baker, cette nuit-là. Quelle que soit la raison pour laquelle il a traversé cette fenêtre d'un hôtel d'Amsterdam, il a dû avoir le temps d'en voir des choses. Une chute sans fin, dans une nuit sans fond. Ça doit ressembler à ça l'enfer.
A quelle facette il a le plus pensé ? A ses débuts peut-être ? Aux années 50, où placé au milieu des Gerry Mulligan, Stan Getz et autres Charlie Parker, il éclate au monde sous les traits d'un jeune homme brillant, talentueux, autodidacte.
Une gueule d'ange soufflant dans une trompette, inspirée par Dizzie Gillepsie et Miles Davis. L'époque bénie, le cool jazz suintant de chaque note.
Puis, posant la trompette sur le coin d'un tabouret en session, c'est sa voix qui a défini un style unique. Chet Baker sings. Le voilà qui alterne chant et trompette, toujours avec la même délicatesse, la même douceur. Un jazz vocal tendre, androgyne et fragile, qui bat la cadence d'un romantisme assumé, portant en lui l'image d'un artiste plus émotionnel qu'intellectuel.
De profonds moments de bonheur jaillissent de chaque piste, l'élégance et la beauté gardant cette impression de légéreté indispensable au cool jazz.
C'est aussi à cette période que l'ange commence sa déchéance, perdu au milieu de drogues, de violences, d'amertume. L'héroïne le ronge petit à petit, et le suivra jusqu'à la fin de sa vie.
Chet Baker passe plusieurs fois par la case prison, sans passer par la case départ. Un cercle vicieux, impitoyable, semble tisser sa toile dans son corps. S'il continue à jouer, notamment en Europe, l'ange s'autodétruit. Il laisse la place à un fantôme, un spectre.
L'image se renforce encore après une bagarre le laissant défiguré, ses dents sur le trottoir. La gueule d'ange s'est faite éclater. Il lui faudra des mois et un dentier pour se réadapter, pouvoir à nouveau souffler dans une embouchure, mais son visage ne sera plus jamais le même.
Perdu sur une route chaotique, Chet Baker continue pourtant d'enregistrer jusqu'à la fin de sa vie, des albums de plus en plus matures et aboutis, mais jamais ils n'auront l'impact de ses débuts. D'expulsions en détentions, de drogues en dépression, Chet Baker traîne la réputation d'un sale type, d'un artiste versé dans l'autodestruction.
Seuls la scène et les fix le font avancer jusqu'au lendemain. Son jeu est plus grave, plus sensible aussi, mais sa voix s'est voilée derrière l'amertume de la vie. C'est du bout des lèvres qu'il expulse les dernières notes en Europe, pour un public sidéré par un tel spectacle, se demandant comment quelque chose de si beau peut provenir de quelque chose de si ravagé.
Le démon a remplacé l'ange, c'est lui qui a perdu Chet.
C'est lui qui était là à Amsterdam, dans cette chambre d'hôtel, égaré, abîmé entre la cocaïne et l'héroïne. C'est lui qui a traversé cette fenêtre, pour conclure sa descente aux enfers. Peu importe comment, peu importe pourquoi, il était écrit que Chet Baker ne tomberait pas plus bas.
Qui sait à quoi il a pensé pendant cette chute, parmi cette vie riche et torturée de l'ange devenu un démon. Mais contrairement à la descente aux enfers, cette chute a eu une fin.
Le 13 mai 1988, à 58 ans, au coeur d'Amsterdam, Chet Baker est redevenu un ange.