Coney Island Baby
7.4
Coney Island Baby

Album de Lou Reed (1975)

"Man I Swear I'll Give Up The Whole Thing Up For You"

Coney Island Baby, ou comment chien méchant peut mordre mais vite se raviser. 




Cet album de Lou Reed est une exception et certainement (sans aucun doute) son plus accessible. L’on est aisément surpris par la douceur de son son et de ses compositions. Ici, Reed paraîtrait presque apaisé, alors revenons aujourd’hui sur cet album tellement charmant, sorti en 1976 chez RCA.  


Rock’N’Roll Animal parviendrait presque à rattraper le désastre commercial du séminal Berlin, auto-intronisé comme "Sgt Pepper des seventies" par son auteur. Avec ses tueurs de Detroit, accro au speed et à la glace, comme une espèce de serpent pervers, Reed arpente les routes d’Europe et des Etats-Unis dans une tournée au succès sans précédent pour lui. Pour des obligations contractuelles, il entre en studio pour enregistrer Sally Can’t Dance, ouvrage de mauvaise volonté où il écume ses fonds de tiroir avec les musiciens de sa tournée. Rien ne semble arrêter le reptile de Long Island, Sally encore est un succès. Tandis que RCA se frotte les mains et compte ses dollars, sortant Lou Reed Live sans son accord, celui-ci rumine. L’esprit n’y est plus.  


Lui s’en fout de tout ça : Metal Machine Music


Ce flop légendaire et souhaité invente l’indus, rien que ça. Certains crient au génie, d’autres exigent le remboursement de ce double album « ambitieux ». RCA ne sait pas quoi faire de l’objet, cette heure et des poussières de larsen de guitare inaudible, même pour les plus courageux. La major envisage de carrément sortir l’album sur son label de musique classique (!) avant de finalement franchir le pas, s’attirant les foudres d’à peu près chaque disquaire des Etats-Unis (devant même à terme rédiger un communiqué d’excuses à leur destination).  Face à cette nouvelle tempête, Lou Reed rigole et retourne se shooter et vivre ses amours avec la belle Rachel, sa fiancée transsexuelle. C’est un triomphe selon lui, le triomphe de sa volonté, écrivant même sur la pochette de MMM « ma semaine nique votre année ». C’est l’ultime pied de nez, le rien, dada poussé dans ses ultimes retranchements. Qu’a pu dire John Cale en entendant ça, alors en plein retour rock après sa signature chez Island?  


Néanmoins, le chanteur reste complètement addict et incontrôlable : speed, coke, alcool et médocs divers le font flotter au-dessus de toutes les stratosphères en le rendant totalement imprévisible. Il faut absolument lire ses entretiens avec Lester Bangs pour mesurer l’état reptilien dans lequel il se trouvait. Finalement, pour calmer l’avide, Andy Warhol (le seul qu’il écoute encore peut être) le rappelle à New York, entreprenant le retour sur terre de Lou. Excepté ses stupéfiants ennuis, tout semble aller. Il est fou amoureux de Rachel et est de retour dans sa ville natale, celle du Velvet Underground, de la Factory, de «Walk On The Wild Side», New York City. Troublant cette nouvelle tranquillité urbaine, RCA le rappelle vite à ses engagements. Pour réparer le four qu’a causé MMM, Reed leur doit un nouvel album, et «commercial » par pitié, le digne successeur du tubesque Sally Can’t Dance.  


En soit, Lou obéira au label, qui lui allouera une somme hebdomadaire lui permettant de descendre à l’hôtel et de vivre convenablement. Il se montrera imaginatif et raclera ses fonds de tiroirs pour Coney Island Baby, se souvenant de certains titres ébauchés avec le Velvet Underground. Cela donne une œuvre qui contraste par son côté lisse et calme, pas de déluge, de violence ou de drogue. Lou se fait doux et c’est assez étrange.  Le retour à New York n’est sans doute pas étranger à la chose. La ville l’a toujours profondément et l’inspirera toujours. Coney Island Baby marque le début d’un renouveau dans sa manière d’écrire, axant encore plus le travail sur l’aspect descriptif en accentuant la sècheresse de la prose et de la diction (voir l’anthologie capitale des textes de Lou Reed, I’ll Be Your Mirror, ressortie récemment chez Seuil). Cette nouvelle manière de décrire atteindra son paroxysme plus d’une décennie plus tard, en 1989 sur le très sobre et superbe New York. Reed dilue son venin et se fend de huit chansons, quatre par face. Il fait appel à des relatifs inconnus pour l’accompagner, mais fait revenir Doug Yule, transfuge et ex- « traître » déjà présent sur Sally


Coney Island Baby est un disque urbain doux dans son essence, semblant le parfait contrepoint de la violence qui caractérise la grosse pomme avant le grand nettoyage des années 1990, rendant la ville « fréquentable ». Mais dans son concept, New York est tout sauf fréquentable, la grandeur est obligatoirement pourrie par l'absence d'entretien, la violence gagne les quartiers moins nantis, et la ville semble littéralement être ghettoïsée entre les différentes ethnies qui la composent. Si aujourd’hui Chinatown et Little Italy sont de parfaites attractions touristiques, il n’y a pas si longtemps ce pouvait être apparenté à des villes dans la ville. Il suffit de regarder le Dog Day Afternoon de Sydney Lumet ou encore le Taxi Driver de Scorsese (ou la quintessentielle synthèse Macadam Cowboy de Schlesinger) pour se rendre compte de cette ambiance.


Et New York est aussi et plus que jamais une ville de musique. Les New York Dolls s’éteignent, envoyant Thunders, Johanssen et Sylvain Sylvain vers d’autres horizons pour laisser la place aux proto-punks, Television et son Marquee Moon, Patti Smith accouche de Horses avec John Cale aux commandes et les Ramones se préparent à révolutionner le monde. Le CBGB, le Max’s Kansas City sont les épicentres de cette nouvelle vie culturelle, les nouvelles peintures de Warhol aux murs. On largue l’herbe pour le speed, la poésie pour les formules rapides et on savoure au lieu de la conspuer la crasse de la ville éternelle. Mais Reed ne sombre pas encore dans cette esthétique et tout Coney Island Baby ne semble représenter que Central Park, Greenwich Village et, bien sûr, Coney Island.   


Comme nous avons pu déjà le dire, le son de ce nouvel album contraste avec les précédents et ceux à venir. La douceur de celui-ci est accentuée par l’aspect resserré du line-up, loin des cuivres et des guitar heroes Wagner et Hunter de Sally Can’t Dance. En apparence, la torture venimeuse qui semble habituellement caractériser Lou Reed n’a plus sa place ici. Les guitares se sont émoussées depuis la tournée, et semblent même légèrement se countryser, sur des rythmes assez légers et délicats. Comme dit également, quelques unes de ces chansons sont des versions retravaillées rescapées du Velvet Underground («She’s My Best Friend» ; «Coney Island Baby») quand elles ne sont pas des resuçées des progressions d’accords les plus connus de Reed («Charley’s Girl», très largement inspirée de «Sweet Jane»). Le disque entier offre un cadre homogène et délicat aux nouvelles introspections de M.Reed, qui ne perd néanmoins de son habituelle hargne chevrotante sur le splendide «Kicks», véritable tour de force et seul préfigurateur de la violence vulgaire et excessive (géniale donc) qui représentera la période Arista du serpent de Long Island.  


«Crazy Feeling» se fait légère et entrainante, rythmée par les cloches d’on ne sait quelle paroisse, que c’est cool d’être amoureux de toi. Lou avec Rachel, et vous avec n’importe qui. Fais bien attention avec la nana de Charley, lui est un type plutôt jaloux et tu pourrais vite t’en mordre les doigts. Lou nous parle ensuite de sa meilleure amie, « certainement pas une fille comme les autres » … hymne à l’amitié ou déclaration d’amour cachée ? Et «Kicks» se fait plus hargneux, ode au physique après le figuré. La baise vaut bien les jolis mots, et il faut bien prendre son pied. 


Lou Reed est-il vraiment ce cadeau aux femmes du monde qu’il dit être ? Foncièrement, j’en doute, tandis qu’il le répète inlassablement, noyé dans des chœurs chuchotés très sexy. Lou s’en va ensuite au topless bar, voir une autre fille, sur la neuvième avenue. Il semblerait que d’autres services soient monnayés, mais que celle-ci soit timide, demandant instamment que les lumières soient baissées pour que baisers puissent s’échanger. Après tout, ça ne regarde personne, et les deux protagonistes semblent se lier au-delà du tarifé, c’est la naissance de quelque chose de beau et d’intérieur, noyé dans la fourmilière humaine de New York City. 


Le conte décousu de Lou s’achève sur l’évocation d’un passé jamais vécu, une jeunesse de mec lambda héroïque près de Coney Island où l’on se rêve capitaine de l’équipe de foot du lycée, l’on rêve à l’amour et à « la princesse sur la colline ». Ces pensées s’associent à la création de l’ambiance, si caractéristique de l’œuvre de Reed, on peut voir les jolies maisons, les blanches barrières sorties tout droit du fantasme d’une vie qu’il aurait pu avoir. Le titre s’achève sur le retour à sa réalité, sa femme est Rachel, il l’aime et lui dédie ce titre, capital.  


Serions-nous en présence d’un concept album sur l’amour urbain ? Étant évoqué dans la totalité de ses caractéristiques, prostitution et tromperie y compris, nous serions tentés d’y penser.  C’est surprenant de la part de Lou, qui nous avait habitué à plus morbide, entre concept sur la décrépitude d’un couple sur fond d’addiction et de mutilation sur Berlin, une description ethnographique de la faune de la Factory de Warhol sur Transformers et la thérapie qu’il a subi pour « soigner » son homosexualité sur Sally Can’t Dance, le voir parler d’amour semble trop léger et par là même suspect.   


Mais là encore, Lou s’en moque ! Il vit sa vie comme il l’entend, ou ne la vit pas, tout dépend des jours … Rachel est là, et New York fourmille de tout, de plaisirs et de découvertes qu’il pourra décrire dans sa poésie trash de videur de poubelle. Coney Island Baby correspond aux attentes de RCA et connaîtra un aimable succès commercial, il a tout pour dans un sens. L’aspect lisse du son n’atteint pas pour autant le propos de Lou, et Coney Island Baby n’est pas simplement un album niais. Lou s’introspecte comme il a pu déjà le faire sur «Kill Your Sons» et explore ses sentiments en leur offrant une description métaphorique.  


Mais la douceur n’a qu’un temps. Lassé, encore, Lou quitte RCA pour signer avec Arista, alors maison de disque la moins cool du monde qui lancera quelques icônes du punk dont Patti Smith et qui récupèrera un Iggy Pop camé au dernier des degrés. C’est le début d’une nouvelle période pour lui, rencontrant un nouveau groupe et fricotant avec les punks qui le considèrent comme parrain du mouvement, Lou Reed jubile et s’autorise tout, à outrance. Mais c’est une autre histoire … 


Reste Coney Island Baby, accalmie manifeste dans la vie d’un poète tourmenté, où l’on chante l’amour (nous chanterons la haine plus tard). Alors allez chez votre disquaire dégoter ce superbe album et plongez-vous dans les mots de Lou, regardez intensément cette pochette immaculée signée Mick Rock où Reed se grime en semi-Pierrot, justaucorps noir et papillon noué, et respirez. La suite ne sera pas aussi facile, et les cloches et bagarres de rue ne sont plus très loin …  


Coney Island Baby, « man I swear I’ll give up the whole thing up for you”. 

lyons_pride_
8
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le 3 oct. 2024

Critique lue 20 fois

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