Tu sais très bien que ta femme sera stérile à un âge avancé. Comme toi en fait. Aucune puissance dans ton corps, tu n'arrives même plus à distinguer la maladie ou la vieillesse. Sans doute, croyais-tu que tu ne méritais pas une telle sanction. Tu t'imagines sur ton lit de mort, angoissant, à la recherche d'une entité dépassant ta situation. Pas de fioriture dans ton esprit, juste une chose sombre au fond de ton cœur, comme un pincement - sûrement l'effet du médicament. Tu te rappelles de tes vingt ans, quelle magnifique époque quand même deux mille dix-huit...
Le réchauffement climatique, des tensions naissantes, un monde voué envers un nationalisme outrancier, un modèle économique en train d'imploser... Tu te rappelles de la casse sociale de ton pays, t'interrogeant sur ton attitude à cette époque.
Et tu te rappelles de l'actualité culturelle. La forme de l'eau récompensée plusieurs fois, on l'avait surestimé à cette époque, peut-être ? Tu te souviens aussi de danser avec ta copine de l'époque dans une vieille boite de province.
Et tu te souviens d'Eddy de Pretto. Curieux ce succès, n'est-ce pas ? Pas prévisible pour un sou, le comble de l'originalité, tu te souviens ? Les productions étaient vraiment aériennes d'après tes lointains souvenirs, sans doute la jeunesse aussi. Tu aimais écouter Lomepal aussi, faut dire que tout se ressemblait à cette époque.
Tu regardes tes enfants, imaginant leur futur. T'es devenu quoi en fait ? Un vieillard ? Un trouillard ? Ressaisis-toi ! Il fait jour, on est dimanche, tu t'emmerdes devant ton ordinateur tout en écoutant du rap de lambda, et ce serait à toi de se sentir agressé !
Ici, on célèbre les courageux. Pas de violence, pas d'hystérie, juste l'amour. Et l'amour. Comment ils disent déjà les types de PNL... QLF ? Non non, trop populaire... faut dire que l'on affronte peut-être un objet lourd en symbole. Peut-on magnifier l'époque en contant l'histoire d'une société vide de substance, où le moralisme deviendrait l'étendard suprême ?
Cure répond à cette interrogation de façon tendancieuse. L'être vulgaire doit exprimer un message. Qu'il soit violent ou inoffensif (pléonasme dans le cas de cet artiste), tout est voué à un semblant naturel. Tu dois être proche de ton public, bien qu'illuminé par les ravages du concept que tu portes. Tu jouis d'une popularité hors-norme, sûrement motivée par l'évolution d'une époque fragilisée par la question identitaire.
Tu es qui Eddy de Pretto ? Quel âge as-tu ? Es-tu un produit industriel ? Es-tu sincère ? Qui représentes-tu ? Ta musique semble appeler au suicide collectif, n'est-ce pas vrai ? Les leçons de moral, on adore. Ta représentation de la jeunesse ? Magnifique. On dirait presque que tu es sincère. Ton message ? Fébrile et sensible ? On aime. Certes, tu danses avec plusieurs points névralgiques, tu exposes une vision ringarde de la sexualité, une triste contemplation du monde qui t'entoure, un romantisme trafiqué au profit des émotions de pacotille pour ton public générique.
En vrai, ce type m'inspire assez. J'y vois un mélange raté entre Stromae et King Krule. Tendancieuse comme comparaison, vous le pensez aussi ?
La description de son monde rappelle la même transgression de Stromae lors de la sortie de son premier album. Un cahier des charges ? Paraît-il que ce serait un album intime et sensible... mais oui, évoquons l'altérité de la fête, la rupture entre cette dernière et la vie réelle, contons les histoires tendancieuses d'amour, parlons également de l'identité.
King Krule ? Pourquoi ? Pourquoi pas finalement. Il emprunte son image, comme il emprunterait sa posture d'artiste sensible à Frank Ocean. Quand les influences sont trop tendancieuses chez le créateur, on l'imagine moins fort étrangement.
Seul point avec lequel je compatis sans étroitesse avec ce maladroit agent commercial : la transgression du langage avec son homosexualité. J'aurais préféré qu'il soit plus ambigu, afin d'apporter encore plus de profondeur autour de son personnage, mais il semble évident que son rôle consiste à rapporter la représentation d'une possible jeunesse d'aujourd'hui. Bien que celle-ci soit fantasmée, l'inquiétude s'articule autour de son imagination.
L'imaginaire ? Ne faut-il pas s'inquiéter des donneurs de leçons ? Juste l'impression d'entendre un vieux contant des histoires toutes faites, prémâchées pour un public également avide de leçon. Il est d'autant plus funky que le type ne propose aucune évolution dans la production musicale. Cependant, ses productions, étant tendancieuses, plaisent forcément à un public facile.
L'imagerie synthétique attire aussi, puisqu'elle s'inscrit dans notre époque : rien de plus concret qu'une image décomposant une société aussi stérile. Du moins, dans la représentation de l'artiste. Les émotions existent, mais les résonances sont trompeuses. On se trompe en trompant l'autre.
Comme une impression qu'Eddy de Pretto se soit perdu dans ce paradoxe.
Comme une impression de voir un objet stérile dans une âme de vieux, conscient à la fois de sa réussite et de l'avenir abstrait qui l'attend.