Crever le mur
J’exhume des textes que j’avais écrits (mais j’ai quand même réécrit quelques parties) quand j’étais un peu plus jeune. Daydream Nation m’avait fasciné, jusqu’au point d’avoir influencé la manière de...
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le 9 déc. 2014
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C’est en l’an 9 avant OK Computer que sort Daydream Nation, œuvre dense et complexe qui mérite un octroi de temps pour être ingurgitée, tant à cause de sa longueur que de la difficulté à s’habituer à son atmosphère unique. Album propre à réveiller les endormis, frissonnant à l’image de la flamme d’une bougie qui se consume tranquillement aux lueurs du jour naissant, il est le cinquième album de Sonic Youth et leur chef d’œuvre incontestable. Ce quatuor mythique dont on ne parle plus trop aujourd’hui peut se targuer de figurer parmi les références de plusieurs groupes illustres qui joueront du rock alternatif à leur manière dans les années quatre-vingt-dix, y compris bien sûr celui qui saura le magnifier à un degré ultime : Radiohead. Eux-mêmes influencés à la fois par la simplicité du punk et la complexité antagoniste du rock expérimental, les New Yorkais sont parvenus à créer leur propre musique comme un dépose un copyright. Malgré l’accueil tiède qui lui a été fait à sa sortie, Daydream Nation est aujourd’hui reconnu comme un chef d’œuvre avant-gardiste incontournable. D’où vient cette capacité de fascination de la part d’un groupe de rock ?
C’est d’abord un état d’esprit : le son produit par Sonic Youth se rattache au lo-fi des années quatre-vingt, et ce n’est pas pour le raffinement. Ce son d’apparence sale et brouillonne contribuait déjà à faire de Sister un très bon cru, mais le groupe a fait des progrès substantiels depuis l’opus précédent et parvient ici à réunir l’originalité et la qualité de telle sorte que la grande majorité des titres sont à la fois brillants et accrocheurs. Des sommets guitaristiques sont atteints avec l’introduction grave et profonde de « Candle » ou le riff ravageur de « Silver Rocket » dont l’auditeur ressort aussi chamboulé que s’il venait d’entendre « London Calling » pour la première fois. Le surdoué Thurston Moore et son génial comparse Lee Ranaldo prennent soin de leurs sonorités de façon excentrique, en jouant de leur instrument avec des baguettes de batterie par exemple. Tout est là pour renforcer la lourdeur de l’ambiance de Daydream Nation, qui peut être déclinée en trois adjectifs : grave, rapide, tendu. Il faut mettre de côté son innocence et accepter d’entrer dans un univers potentiellement agressif. Sa porte d’entrée ne se franchit pas sans inspirer un bon coup : moins que Confusion Is Sex mais davantage que la plupart des albums des autres groupes de la scène alternative, cet album semble être sorti tout droit des catacombes. Ce sont des lieux souterrains habitables et aménagés, où l’ambiance oppressante n’a pas empêché les habitants de créer un peu de magnificence. Le fameux « Teen Age Riot » cache une surprenante douceur derrière le flou de ses superpositions de cordes, un peu comme si l’on découvrait la bonté d’âme d’un adolescent au physique ingrat. Les instruments s’invitent progressivement et sans complexe dans un régal auditif où chacun tient une ligne personnelle et cohérente.
Daydream Nation est aussi remarquable pour son caractère expérimental. On ne peut que louer une fois encore l’entreprise du Velvet Underground pour nous faire ressentir ce que le mot expérimentation veut vraiment dire : Sonic Youth figure parmi leurs dignes successeurs. Au renfort de dissonances, distorsions et autres déraillements, ils déstructurent la pop music du filon des Beatles pour nous démontrer que l’art est illimité. Les passages qui semblent les plus chaotiques sont en fait ceux qui le sont le moins : les musiciens manipulent les sonorités moins comme des savants fous que comme des concepteurs de rêves éveillés. Leur talent d’illusionniste est manifeste dans les passages les plus légers. Ainsi, la guitare planante qui introduit magnifiquement « ‘Cross the Breeze » donne l’impression de s’immerger dans un rêve vaporeux en traversant un rideau de cordes, puis le batteur scande impitoyablement le tempo avec ses baguettes pour annoncer que le cauchemar commence. « Providence » fait partie de ces pistes bizarres mais inoubliables qui contiennent typiquement une voix microphonique accompagnée d’un piano, et dont la fréquence élevée sur les plus grands chefs d’œuvres de tous genres constitue un mystère qui mérite d’être étudié (http://www.senscritique.com/liste/Ces_morceaux_etranges_qui_peuplent_les_chefs_d_oeuvre/864664). C’est une pause agréable, mais on l’accepte un peu comme une sieste à même le sol lorsqu’il n’y a pas de lit douillet aux alentours et qu’on est très fatigué.
Les chansons sont passionnantes parce qu’elles sont toutes faites de la même substance, mais nous montrent différentes affectations et subissent quelques sautes d’humeur. Tout jugement hâtif sur leur tempérament doit être proscrit : le sautillant « Total Trash » devient blasé tandis que le furieux « Kissability » s’avère capable de faire des concessions. Même les moments les plus faibles d’un point de vue musical, à savoir « Eric’s Trip » et « Rain King », sont potentiellement captivants si on s’intéresse aux paroles. Celles-ci sont assimilables à un flux de conscience que les compositeurs seraient parvenus à retranscrire tel quel, ce qui donne l’impression de voyager dans un monde cérébral. Certaines de ces pensées troglodytes sont glaçantes, comme le refrain chaloupeux de l’hypnotisant « The Sprawl » : “Coming down to the store/You can buy some more, and more, and more”. D’autres sont surréalistes ou vaguement philosophiques, à l’instar de celles de « Hey Joni » (double référence à Hendrix et Joni Mitchell) qui invitent à oublier le passé et le futur pour dire « oui » de façon nietzschéenne. Le chant est partagé entre Kim Gordon et Thurston Moore, et l’alternance des voix masculine et féminine est un atout, bien qu’aucun des deux ne soit vraiment rassurant. Ils se succèdent en donnant une étrange sensation d’inachevé, comme si toute la puissance qu’ils pouvaient transmettre n’était pas suffisante pour casser le plafond invisible qui sépare le souterrain où vit le groupe du monde auxquels ils ne parviennent pas à s’adapter. De là découle un sentiment de frustration qui transforme l’essai initial en plainte désabusée, mais surtout la réflexion que le rock n’a que rarement autant approché l’essence de son pouvoir.
Daydream Nation doit être écouté attentivement dans un fauteuil avec un son de bonne qualité, car il recèle de subtilités qui demandent une certaine concentration – guitare, basse et batterie offrent des possibilités inouïes avec tous les effets qu’on leur rajoute. Cet album n’est pas seulement une étape vers l’apogée du rock alternatif, mais il constitue un aboutissement en soi, l’aboutissement de deux décennies d’égarements avant-gardistes à l’ombre du rock mainstream. C’est une claque comme on en prend rarement dans sa vie. Une fois que la dernière piste s’affiche sur le lecteur de CD, il ne faut pas espérer que le choc soit bientôt fini – Sonic Youth nous a concocté en guise de bouquet final une petite trilogie de près d’un quart d’heure ! Cette « Trilogy », qui ne diffère pas fondamentalement du reste de l’album sur le fond, est le symbole flagrant de la touche progressive qui se manifeste à l’occasion dans de longs passages instrumentaux. Les compositeurs sont intelligents, et cela se ressent dans la structure des morceaux. On ressort en se disant avec un sourire d’extase : « tel fut le rock alternatif ».
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le 11 mai 2014
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