Norma Jean est un groupe curieux. Son parcours ne ressemble à aucun des parcours classiques des groupes de hardcore et de metalcore, à l'exception peut-être de Every Time I Die, son groupe frère (avant qu'ETID ne les boycotte pour des raisons que je développe plus bas). Les deux projets ont tourné ensemble, échangé à trois reprises leurs batteurs et commencé tous deux dans le metalcore chaotique et dissonant à la MySpace. Mais là où ETID est parvenu à garder une structure stable (jusqu'à leur récente séparation) avec les frères Buckley et Andy Williams, Norma Jean a connu de très nombreux changements de line-up, si bien qu'aujourd'hui aucun membre original ne fait encore partie du groupe (et qu'un seul membre est là depuis avant 2018).
Pour rappel, le groupe commence sous le nom de Luti-Kriss (qui fait davantage penser à une marque de bonbon chimique qu'à un groupe de metalcore) et il est un représentant de la scène metalcore chrétienne, aux côtés de Zao, Underøath ou August Burns Red. Si la chrétienté est un élément central du groupe à ses débuts, les changements incessants de line-up dilueront progressivement la religiosité du groupe jusqu'à ce que Cory Brandan, le chanteur, affirme en 2015 : "Je ne peux pas dire qu'on soit vraiment un groupe chrétien. Je suis chrétien, mais je ne parle que pour moi". Malgré l'instabilité des musiciens, le groupe continue à sortir un album tous les 2-3 ans avec un certain succès critique et populaire.
Cependant à partir de 2019, l'image du groupe dans la scène commence à s'éroder. Ce qui commence comme des rumeurs de froid entre ETID et Norma Jean se transforme en scandale Twitter lorsque Cory Brandan publie un gif se moquant du mouvement Black Lives Matter. La cause anti-raciste étant profondément partagée dans le milieu metalcore/hardcore, les réactions véhémentes pleuvent (ETID, Stick to Your Guns, Beartooth), Brandan supprime son tweet et partage des excuses publiques. Ce n'est pas la première fois que le musicien publie des avis réactionnaires qui l'associent rapidement à l'alt-right américaine (ou à la mouvance libertarienne basse du plafond), comme lorsqu'il twitte "#dontstayhome" en plein confinement ou qu'il compare les écoles publiques à des camps d'endoctrinement. Depuis, son compte est en privé, mais la scène ne l'a pas oublié, comme le prouve ce tweet du chanteur de The Amity Affliction.
Le fait que Cory Brandan ne soit de toute évidence pas le crayon le plus aiguisé de la boîte est un sacré gâchis car sa voix ultra expressive a cette façon extrêmement particulière (et réussie) de passer du chant clair à la saturation. C'est notamment ce qui rendait le précédent disque, "All Hail", aussi efficace, avec des tubes impressionnants comme "/with_errors". Et ce nouvel album, "Deathrattle Sing for Me" vient se glisser dans la continuité tout en y ajoutant encore davantage de dissonance.
Dès le morceau introductif, "1994", le groupe donne le ton avec un son crachotant habilement compressé qui finit par exploser sur un premier break : "Angry songs make me feel worse / Happy songs make me feel like a liar". Le choix de commencer par ce morceau, agressif et sans structure classique, est osé, le groupe restant connu pour ses refrains forts et accrocheurs. On retrouvera cette tendance sur tout l'album avec des morceaux construits loin des couplet-refrain-couplet traditionnels.
Les intros/outros de morceaux et les interludes ("Parallella" et "el-roi") sont composées de plages ambient, d'enregistrements de voix ou de légers glitchs et permettent à l'album de respirer même s'ils nuisent parfois à l'instantanéité des morceaux, comme sur le tube "Call for the Blood". Ce dernier condense les talents du groupe, avec des riffs/licks de guitare intelligents, une structure non conventionnelle (le morceau commence par ce qui s'apparente au refrain) et des phrases accrocheuses tout en ne sacrifiant pas l'agressivité. Pareil sur l'autre single, "Spearmint Revolt", qui n'hésite pas à sombrer dans le noise assumé après un segment mélodique et un riff sauvage en mid-tempo. Autant de choix audacieux que la grande majorité des groupes de metalcore faisant le pari de la mélodie n'auraient pas osés.
Pour autant, tout n'est pas heureux sur "Deathrattle Sing for Me". Certains passages restent quand même trop mélodiques-faciles comme le dernier refrain de "A Killing Word" ou "Aria Obscura". Du haut de ses 53 minutes, l'album n'évite pas le remplissage, comme sur "Memorial Hoard" ou "Any%". Mais, malgré cela, rares sont les morceaux sans idées : "A Killing Word" propose un riff groovy qui aurait sonné ringard avec n'importe quel autre groupe, "Aria Obscura" fait revenir le mathcore originel, ou encore l'excellente instru de "W W A V V E". Ces prouesses sont surtout à créditer à l'habileté et à la justesse du mix, qui permettent aux innovations de composition de pleinement s'exprimer. Même l'essai plus mélancolique et paisible, "Penny Margs", marche très bien dans sa première partie qui accumule la tension avant d'exploser dans une deuxième moitié aussi convaincante. En revanche, pari moins réussi pour le morceau de clôture, "Heartache" est ses huit minutes qui s'étirent un peu trop longtemps.
Norma Jean est une énigme à bien des égards. Je ne serai pas prêt de les défendre sur tout (et encore moins sur les divagations droitières du chanteur), mais je dois avouer que musicalement, je les pardonne bien plus aisément que d'autres groupes qui s'adonnent au mélodique. C'est là toute la force du groupe, de se positionner entre deux scènes et d'arriver à y créer une proposition cohérente et puissante d'identité. "Deathrattle Sing for Me" n'est pas dénué de tout reproche, mais c'est un album qui fait du bien car on sent que jamais il ne se retient et qu'il est exactement ce que les membres ont voulu faire de lui.