Desertshore
7.9
Desertshore

Album de Nico (1970)

Cette force démoniaque qui s'empare de ceux "qui sont beaux, mais qui sont seuls"

On s’en souvient assez peu, mais initialement, ce deuxième album solo de Nico (en omettant Chelsea Girl, qu’elle interprète mais ne compose pas) faisait office de bande originale pour le film expérimental La Cicatrice Intérieure de Philippe Garrel. La chanteuse s’y traine laborieusement, traversant des paysages arides en poussant des râles insupportables, déversant des litres de larmes inexpliquées devant la caméra de son amant de réalisateur. Etrange de la voir, elle, d’habitude si impassible et glaciale, soudain se lamenter lourdement au beau milieu d’un désert égyptien. Le film est à réserver aux plus conciliants des amateurs d’art et d’essai sous méthadone, mais on reste impressionné tout de même par la beauté des images et surtout, vous le sentiez venir, par la musique.


Aux premières écoutes, Desertshore peut paraître plus abordable que son redoutable prédécesseur, avec ses quelques concessions plus traditionnelles ("Afraid", on va y revenir) et son ambiance curieusement féérique. Mais attention, on n’est pas chez Walt Disney, où les princesses chantent en chœur avec les oiseaux. Il faut plutôt aller chercher du côté des contes les plus cruels de Charles Perrault, avant édulcoration. Toujours aux arrangements, John Cale a mis la pédale douce sur les effets chocs qui hantaient The Marble Index, laissant beaucoup plus de place à l’interprétation spectrale de Nico. L’harmonium y est plus présent encore, avec une sonorité comme décuplée. Dès les premières secondes, son grondement vous saisit par les tripes, sans aucune pitié : "Janitor Of Lunacy" est une entrée en matière ahurissante. Plus majestueuse et sévère que jamais, la voix de Nico tétanise immédiatement, et on réalise que même sans les incongruités diaboliques de Cale, Desertshore a de quoi foutre les nerfs en pelote. Sous inspiration médiévale, elle clame à travers les barreaux d’une meurtrière, perchée au sommet d’une tour, conjurant sa future sentence dans un monde on l’on noie les sorcières.


Desertshore se compose d’odes aux proches de la chanteuse, actuels ou passés, elle ne fait plus la différence. Il faut dire qu’autour de Nico, les vivants ne se portent pas beaucoup mieux que les morts. "Janitor Of Lunacy" est dédié à Garrel, tout juste sorti d’un asile psychiatrique qu’elle l’a aidé à fuir. "The Falconer" est pour Warhol, alité depuis qu’une fanatique lui a tiré dessus à plusieurs reprises. A nouveau, les premières mesures sont spectaculaires : des crissements sadiques qui n’annoncent rien de rassurant, puis le piano de Cale, serein, presque chaleureux. Mais le danger n’est pas loin. Un drone monstrueux enfle jusqu’à prendre le pouvoir sur le morceau, annexant le piano qui, désormais asservi à l’harmonium, ponctue les vers de Nico avec de violents accords martelés à l’extrême gauche du clavier. Deux morceaux sont consacrés à son jeune fils, Ari. "My Only Child" est une chorale exquise, pur moment de félicité mélancolique. Comme pour "Ari’s Song" sur The Marble Index, les paroles tranchent radicalement avec l’idée qu’on se fait d’une berceuse. C’est un poème inquiet, empli d’un amour désespéré pour sa progéniture, mais conscient de son existence fragile. Ari en personne chante, dans un français approximatif, la chanson suivante. "Le Petit Chevalier" ne dure guère plus d’une minute mais laisse une impression saisissante. A l’arrière, une mandoline déroule une mélodie d’un autre temps, d’une tristesse énigmatique. « Je ne peux pas me effroyer », fredonne l’enfant d’un ton appliqué, forcément attendrissant. Si on tend l’oreille, on entend sa mère lui souffler le dernier vers. « J’irai te visiter », répète-t-il, comme la promesse d’un futur fantôme.


Nico est cernée par des âmes en peine, naufragées des euphoriques sixties. Certaines n’ont pas survécu. Celle de Brian Jones était si intoxiquée que même les Rolling Stones l’ont chassé. Après une descente aux enfers bien corsée, on l’a retrouvé inerte au fond de sa piscine, à l’âge maudit, 27 ans. Sur "Abschied", en allemand cette fois-ci, Nico fait le portrait de la décrépitude de l’ancien play-boy, dont la beauté a été rongée par les drogues et un mal-être insondable. Une âme sœur, évidemment. Le violon de John Cale se confronte brutalement à l’harmonium dominant, le lardant de coups d’archers tranchant, jouant brillamment avec ses imperfections harmoniques. Pour sa mère, éteinte après de longues années de solitude et de folie, Nico signe un nouveau morceau en langue germanique. "Mütterlein" s’articule sur la répétition d’une note de piano stridente, bientôt rejointe par l’harmonium lancinant et un duo de trompettes désenchantées. A la tête de cette marche funèbre, Nico dissimule son chagrin dans un chant gracieux mais apathique, toujours anesthésiée quand il s’agit d’extérioriser des sentiments humains. Des chœurs angéliques se joignent à elle sur le refrain, comme pour tenter, en vain, d’apporter un soupçon d’innocence à cette messe noire qui s’achève dans une cacophonie effrayante.


Il y a donc encore de grands moments d’effroi dans Desertshore, et ce ne sont pas les quelques instants plus conventionnels qui viendront apaiser les angoisses. La comptine qui intervient au milieu de "The Falconer" n’était qu’un leurre doucereux avant le retour triomphal des ténèbres, et la seule véritable « ballade » de l’album s’appelle "Afraid". L’instrumentation se compose d’une classique descente mélodique au piano et d’un alto éploré. C’est une respiration intimiste écrite dans une langue musicale plus facile d’accès, comme si, le temps d’un titre, Nico désirait se faire comprendre du plus grand nombre. L’oratrice glaciale se mue soudain en interprète chétive, à fleur de peau. « You are beautiful and you are alone », soupire-t-elle désespérément, sans que l’on sache à qui elle s’adresse exactement : à sa mère, à son fils, à Brian Jones, à elle-même ? Ou peut-être est-ce un message destiné aux auditeurs, si rares à s’être aventurés dans l’univers horrifique et bouleversant de Nico. « Vous êtes beaux, mais vous êtes seuls », dit-elle tendrement, exprimant une reconnaissance désemparée à ceux qui ont surmonté leur peur et sont restés. Nico n’est que trop consciente de cette malédiction inéluctable, de cette force démoniaque qui s’empare de ceux « qui sont beaux, mais qui sont seuls ». Le morceau ultime, "All That Is My Own", est un mantra guerrier pour s’affranchir de l’oppresseur indicible. Sur un ton solennel, elle enjoint ses semblables, pour peu qu’ils existent, à la suivre « on the desertshore », tandis qu’un synthétiseur vicieux s’approprie l’atmosphère moyenâgeuse de l’œuvre, annonçant la tonalité de son album suivant.


Pensez-vous que Desertshore, un album si sombre, si exigeant, et écrit en trois langues dont deux ne sont pas l’anglais, ait pu se vendre correctement ? Non. La plupart des critiques ne se génèrent pas pour éreinter la chanteuse, dégoûtée par la vindicte populaire. La musique de Nico n’est pas faite pour tout le monde, elle n’est pas destinée à être diffusée en radio et encore moins en club, et son échec commercial n’a rien de surprenant. Elle n’a jamais su faire autrement. Nico refuse de rentrer dans le rang, et va le payer de sa personne. De plus en plus hermétique au monde extérieur, l’artiste s’est concoctée un petit enfer personnel, fait de drogues et de débauches éclectiques. Plus misanthrope que jamais, elle mettra quatre années à accoucher du chapitre final de son obscure trilogie discographique, une œuvre jusqu’au-boutiste au titre évocateur : The End.


Pour approfondir le sujet, ne manquez pas mon article / podcast sur Chicane Magazine :
http://www.chicane-magazine.com/2017/10/09/podcast-graine-de-violence-nico/

GrainedeViolence
9

Créée

le 8 oct. 2020

Critique lue 311 fois

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