Je me suis toujours dit que les japonais avaient une chance énorme dans le registre musical, notamment du jazz et bien sûr du jazz-rock, jazz-funk... Il suffit de voir les fameux "imports japonais" et tous ces disques uniquement destinés au marché japonais et où l'on trouve un nombre non négligeable de pépites quand ce ne sont pas des disques uniquement réédités là-bas.
Et l'énorme discographie d'Herbie Hancock s'avère justement de ces icebergs dont on ne voit que les pointes émergeantes hors de l'eau. Le fabuleux live Flood de 1975 était une de ces trouvailles grandioses. En son genre, Directstep (1979) est lui-même un petit bijou qui, comme toutes les oeuvres rares et difficilement trouvables (sous nos latitudes néanmoins) a sa propre histoire.
La fin de la décennie 70's commence à épuiser lentement mais sûrement l'ami Herbie. Depuis Head Hunters (et le groupe qui va avec), il s'est lancé dans un jazz-funk surprenant, riche, inventif mais qui, à la longue commence à réutiliser les mêmes ficelles, les mêmes recettes. Et parfois même là-dedans c'est l'inspiration qui fait défaut. 1976 et 1977 voyaient venir les faiblards Secrets et Sunlight. Dans ce dernier, vocoder en main, Hancock tentait une incursion molle dans la disco. Un tube à la clé, I thought it was you qui marche à peu près bien mais qu'on pourra juger ou non horripilante suivant son goût du traficotage par machines.
Herbie n'est pas naïf, il a besoin de prendre un petit remontant. Il va le faire de plusieurs manières et c'est le Japon à nouveau qui va lui livrer la clé. En ce sens, 1979 est une année décisive et plus que riche avec pas moins de trois albums dont deux uniquement disponibles sur le marché japonais en plus d'une collaboration des plus délicieuses avec la chanteuse Kimiko Kasai sur l'album Butterfly. L'album permet à la japonaise de chanter sur des compositions uniquement venues du répertoire d'Herbie Hancock à quelques exceptions près ("As" par exemple, de Stevie Wonder à la base). On y trouve du coup là une version encore meilleure (plus rythmée ! plus vivante !) de I thought it was you que sur l'album d'Hancock, un comble. Bref un exercice musical des plus sympathiques.
Les autres disques sont Feets don't fall me now (hors marché japonais donc), The piano où Herbie redécouvre les vertus du piano solo et notre cher Directstep.
Directstep naît d'un pari technique à la base. Invité dans les locaux de Sony (où il sortira aussi The piano, petite entorse pas bien méchante à Columbia), il est prié de tester les nouvelles technologies notamment l'enregistrement en direct et directement gravé sur le support qui va devenir le compact-disc. Avec ça, pas le droit à l'erreur, sous peine de recommencer toute la session. Histoire de limiter la casse et se reconcentrer sur son jeu et les possibilités technologiques, le pianiste va piocher dans son propre répertoire plutôt que d'écrire de nouvelles compositions. D'ailleurs il n'y a que deux jours d'enregistrements, pas le temps donc pour pouvoir composer convenablement.
C'est pas plus mal puisqu'ici le surdoué du Fender Rhodes va pouvoir peaufiner des versions existantes et à venir de titres et les jouer dans un nouvel écrin. On retrouve donc Butterfly originellement sortie sur l'album Thrust en 1974. Shiftless Shuffle fait une première apparition avant une sortie plus officielle l'année d'après sur Mr. Hands (1980). Enfin I thought it was you dans une nouvelle version alors qu'on l'avait déjà auparavant entendue sur Sunlight et le Butterfly de/avec Kimiko Kasai. Y'a des noms qui se répètent j'en suis désolé, tapez sur Herbie plutôt que ma pomme.
Trois titres. Oui mais près de 8 et 7mn pour les deux premiers et 15mn pour le troisième.
Et dans des versions qui, à mon sens, surpassent ici les originales. Triturées, mutantes, en évolution et avec un son sublime.
Butterfly, encore plus moelleuse avec même une guitare électrique dans un doigté des plus délicats à 4mn. Mais à 4mn30, l'électricité gronde. On dirait que Carlos Santana est arrivé dans la place pour des accords plus pointus. A 5mn le rythme change, entre musique latino-rock et funk-disco, le mélange est étonnant. Mais le meilleur est encore à venir (avenir).
C'est la basse rugueuse de Paul Jackson qui ouvre le bal sur Shitless Shuffle pour une espèce de riff qui va servir de rythmique principale au morceau. Là aussi comme pour le titre précédent, c'est bien emballé, ça ronronne. Et là aussi c'est légèrement trompeur. A 3mn40, ça se réveille, disco time ! Avec des petits bruits électronique qu'on jurerait issu de jeux vidéos en apport (4mn34). Mais c'est ...fun ! Super fun ! Le rythme s'avère diabolique (cette basse qui tourne non loin). On a envie de taper des mains, des pieds, de la tête, de partout. Ahhhh et ce saxo de Bennie Maupin qui fait du bien par là où il passe. Dr Herbie & his gang is in da place, guys.
Voilà on s'est bien échauffés, on peut sauter à pieds joints sur I thought it was you. Vous trouviez que la sucrerie précédemment emballée sur un précédent disque n'était pas assez addictive pour vous ? Bougez-pas, Hancock remet une dose de bonbons haribo en plus. Certes on trouve encore le vocoder mais la section chant est ici n'en fait jamais des caisses et s'avère des plus limitées, hop quelques couplets avec le refrain et c'est emballé, pesé, le vaisseau peut redécoller sans tarder. Dès 2mn, Herbie et ses gaillards se disent qu'ils n'ont plus besoin de mettre de gants. Grosse jam pour remuer le popotin et se refiler le pétard là bas au fond pour ceux qui bougent pas sur le dancefloor. On reprend une petite louche de vocoder à 5mn, allez. Et à 6mn40, la fête peut reprendre jusqu'au bout de la nuit. Reprise du thème principal qui va tourner en boucle sur différentes variations. La sauce monte, moiteur is coming. Je me demande même si Herbie n'improvise pas en direct là pendant que les autres jouent ce qu'ils ont à jouer. A 11mn, la batterie continue avec juste Herbie pour s'arrêter tandis que le pianiste reste seul en lice avec ses joujoux technologiques. A 12mn ça revient, la tension remonte. Tout en ascensions, descentes, ré-ascension, répétitions de rythme ce morceau. Il faut savoir étirer la chose au possible sans perdre jamais cette pulsation interne à la musique et il est fort probable que bien plus tard des gens comme les Daft Punk avec des titres certes plus courts, sauront s'en souvenir.
Au final, Directstep s'avère une sacré petite surprise inattendue qui réchauffe le coeur et le corps.
Et si le grand maître du funk des années 70 et début 80 n'était autre que ce diable de Herbie Hancock ?