« Quelques jours après le début des répétitions, je passai par Novato pour rendre visite à David et Christine. Ils habitaient une grande maison de campagne avec Debbie Donovan et un certain nombre de minettes hippies qui allaient et venaient. On se levait vers les treize ou quatorze heures pour s'asseoir près de la piscine et essayer de trouver quoi faire ce soir-là. Une chose était sûre : il y aurait de la drogue à gogo. On était tous stone, complètement encocaïnés, sauf Christine, qui ne touchait pas à ça. C'était elle qui roulait les joints, qui veillait à ce que les garçons aient de quoi fumer. Christine était aux commandes.


Le dernier jour de septembre 1969, on végétait chez David dans ce décor hippie qui frôlait la perfection. L'été commençait à s'essouffler et le changement était dans l'air. Mickey Hart, le percussionniste du Dead, avait envoyé un cheval pour Christine cet après-midi-là, et on prenait tous une grande joie à la regarder chevaucher. J'étais particulièrement heureux pour Croz. Il se qualifiait lui-même de satyre aux désirs perpétuellement inassouvis, mais Christine avait réussi à conquérir son cœur. C'était une femme magnifique, avec beaucoup d'esprit et qui riait tout le temps.


Plus tard dans l'après-midi, je me trouvais près de la piscine quand Christine s'approcha de moi pour me tendre trois joints. « Je viens de les rouler pour toi, affirma-t-elle. Fais-toi plaisir, plaisir, plaisir. »
Ce fut la dernière fois qu'on la vit.


Elle prit le van de David avec son amie Barbara Lang pour emmener les chats chez le vétérinaire. Sur le chemin, dans la rue principale de Novato, un des félins bondit sur ses genoux et la griffa ; se penchant pour le repousser, elle donna un grand coup de volant et emprunta la voie opposée, où elle fut percutée par un bus scolaire et tuée sur le coup.


Ce jour-là, je vis une partie de David mourir. C'était un gars solide, pas de doute là-dessus, mais le décès de Christine lui causa un traumatisme trop profond. Lorsqu'elle disparut, elle emporta une partie de lui avec elle. Elle avait été une de ses muses, et même plus, il l'aimait bien plus qu'il ne l'avait avoué. Il se demandait à haute voix ce qu'il avait fait à l'univers pour qu'on lui inflige ça, et il commença à dérailler. Il ne fut plus jamais le même. »


Wild Tales – Graham Nash, p.194-195.


Il est fort probable que la perte de Christine Hinton ait durablement marqué David Crosby pour qu'il atteigne un tel niveau mélancolique sur If I could only remember your name. Crosby, le chanteur et guitariste moustachu que Neil Young admirait sans retenue, quitte à avouer dans une interview un jour que l'unique raison pour lui de reformer Crosby, Stills, Nash & Young (en 1999), c'était la pleine santé retrouvée alors de l'ex-musicien des Byrds. Avant ça, Crosby était plongé dans une immense période chaotique dont on peut probablement parier que le traumatisme lié à la disparition de Hinton ait été l'un des plus probables déclencheurs, le musicien s'enferrant de plus en plus dans la drogue et la paranoïa au tournant des années 70.


Il faut noter alors l'état émotionnel qu'est le sien, tel qu'observé par Graham Nash à l'époque : côtoyant de plus en plus les abîmes.


« Après cette tragédie, on continua tant bien que mal à travailler sur Déjà Vu, mais David finissait souvent par sangloter en studio. La drogue l'aidait à faire le deuil – c'était du moins ce qu'il pensait car, bien sûr, elle ne faisait qu'aggraver les choses. Il était inconsolable, s'effondrait complètement. »


L'album à peine fini, Nash constatant l'état de Crosby essaie vainement de le sortir de sa léthargie.


« Je m'inquiétais pour David, il était en état de choc, ça crevait les yeux. Et puis, il avait l'air au bord du suicide, j'avais vraiment peur pour sa vie. Il lui fallait un changement de décor illico presto. Alors, David et moi, on conclut un pacte : se mettre des murges partout dans le monde. On ne sniffe pas de la coke, on ne fume pas de l'herbe pour oublier une telle tragédie – on boit. Courvoisier et Coca-Cola, un mélange ignoble, mais on s'en foutait : ça ferait parfaitement l'affaire. On parla des lieux où on voulait se rendre et, quoi qu'il fasse, je tenais à être avec lui. Quel que soit l'état minable dans lequel il se mettrait, je l'imiterais. A quoi servent les amis sinon ?


Le 10 octobre 1969, on prit l'avion pour New York, où on resta au Chelsea Hotel. Je pris une photo de David debout dans l'encadrement de la porte, sous une échelle d'incendie. Il y a une fenêtre derrière lui, surmontée d'un grand panneau marqué EXIT, et je saisis Croz, le regard dans le vide, l'air au plus mal. A ce stade, je savais pertinemment qu'il envisageait de partir dans l'autre monde. »


Wild Tales – Graham Nash, p.198.


Il est plus probable que c'est la musique qui a sauvé David Crosby au regard de son premier disque solo qui ne sortira alors qu'en février 1971 et qu'on se penche plus profondément dessus (la musique et avant ça une longue partie de voilier avec Nash en février 1970 où les deux compères seront rejoints par Joni Mitchell sur une partie du trajet. Le trajet ne deviendra houleux qu'après avoir récupéré Joni après Panama, anticipant alors la rupture à venir entre Nash et elle).


Un disque exutoire où David rumine un peu tout ce qui lui est tombé dessus ces deux dernières années, plus que bien accompagné. Jugez du peu, on y retrouve outre Crosby, ses vieux compères Graham Nash (avec qui il allait fonder un superbe duo Crosby & Nash) et Neil Young, mais pas Stephen Stills, le détail est à noter on va y revenir.


Mais aussi donc Joni Mitchell, l'amie de toujours, Jerry Garcia, Phil Lesh, Mickey Hart, Bill Kreutzmann (donc une bonne partie du Grateful Dead) ainsi que Jorma Kaukonen, Grace Slick, Jack Casady, Paul Kantner (coucou Jefferson Airplane) et puis Michael Shrieve et Gregg Rollie (issus de chez Santana). Enfin David Freiberg (Quicksilver Messenger Service) et la harpiste Laura Allan complètent admirablement le tableau.


Avec tout ce beau monde pour l'épauler, Crosby ne pouvait assurément pas louper son coup. Il le réussit et va encore plus loin que prévu dans toutes les promesses allouées. Ce n'est pas pour rien que le Vatican (oui, oui, enfin, l'Osservatore Romano, son journal officiel) classe If i could only remember my name comme second meilleur album pop-rock de tous les temps. Juste devant, il y a Revolver des Beatles. Juste derrière, The dark side of the moon des Pink Floyd. Comme trio de tête là aussi on peut difficilement faire pire.


Music is love ouvre tranquillement l'album avec Graham et Neil pour l'épauler, presque comme au bon vieux temps. Le titre le plus innocent, même si vers la fin quelques notes plus inquiètes surgissent.


C'est avec les 8mn électriques et nettement plus hargneuses de Cowboy Movie que l'on rentre dans le vif du sujet. Sous couvert de western cinématographique, la chanson serait en fait un coup de gueule contre les égos de CSN&Y et tout particulièrement celui de Stills. A prendre avec des pincettes vu qu'on ne peut pas le vérifier directement (1).


Suit Tamalpais High (at about 3), que je considère comme un petit chef d'oeuvre (2). La parfaite association ici de l'art magique des chant de Crosby avec la guitare de Garcia. Pour la petite histoire, Crosby met juste ici magnifiquement en musique les sensations ressenties en grimpant sur le mont Tamalpais (785 mètres d'altitude) à 3 heures du matin pour observer alors le soleil se lever... (3)


Suit Laughing (qui n'a rien de foncièrement marrant en fait), transportée par les choeurs de Nash et Mitchell ainsi que What are their names qui renoue avec ce folk-rock électrifié aux dernières lueurs des illusions hippies crépusculaires, comme Tamalpais High avant et Song with no words (Tree with no leaves) après. Sacré morceau aussi que celui-ci, en suspension pendant 6mn sans qu'on ne touche jamais le sol et où le piano (Rollie) et la guitare (Kaukonen en lead suivi de Garcia et Crosby) se répondent génialement d'un bout à l'autre.


Traction in the rain et plus un duo Crosby et Nash comme au temps de Crosby, Stills et Nash. Porté par la harpe de Laura Allan, il annonce timidement rien de moins que le très beau duo à venir Crosby & Nash (qui livrera lui aussi de sacrés pépites).


Orleans, le minimaliste est le fruit d'un Crosby seul avec sa guitare qui superpose sa voix en autant de choeurs tout en s'accompagnant d'une guitare sèche avec un sacré talent. Il s'agit d'une adaptation en fait d'un air traditionnel français où Crosby avec sa science des mélodies nous plonge dans un folk intemporel presque échappé du Moyen-âge. Le bonhomme est coutumier du fait de ce genre de travail en canon sur les voix, il suffit de se replonger dans Guinnevere (4) ou la première partie de Wind on the water sur l'album éponyme de Crosby & Nash.


Enfin I 'd swear there was someone here (« J'aurais juré qu'il y avait quelqu'un ici ») clôt d'une manière irréelle l'album. Seul un soir dans le studio, Crosby ressent la présence de ….Christine Hinton. Ou du moins son fantôme. Il couche alors sur bande une longue plainte sonore afin de faire ressentir ce qu'il a ressenti lui-même. Frisson étrange qui ne dépare toutefois pas sur un album qui n'aura jamais sonné aussi homogène qu'ici.


Parfait de bout en bout, planant avec une pointe de mélancolie, constamment au bord du gouffre, le musicien accouche d'une œuvre magnifique sans réelle descendance. Certains ont tenté d'approcher ce mystère musical et le coucher à leur tour sur disque sans forcément y arriver (5).


Un disque qui au premier abord peut paraître juste joli ou sublime. Et qui va se révéler au fil des écoutes un parfait compagnon, son amitié s'enracinant de plus en plus au fil du temps en nous.


Le rendant indispensable.


======


(1) Crosby tout comme Nash a écrit sa propre autobiographie (Long Time Gone) mais ça n'a jamais été traduit chez nous, raaah. Bon, Le mot et le Reste, vous savez ce qu'il vous reste à faire...


(2) En fait non, second chef d’œuvre après Cowboy.... Pis merde, tout l'album est un chef d’œuvre, voilà, prout, rooh.


(3) Internet étant magique, on trouve des jams d'enregistrement partout de plein de titres de l'album. Évidemment radicalement différent de la version studio mais punaise, incroyables aussi : https://www.youtube.com/watch?v=AUdtA3Cgafk


(4) L'anecdote veut que Miles Davis, éblouit, reprenne ce titre à sa manière, ce que Crosby n'approuva pas du tout, mais alors pas du tout. Mais on reviendra sur ça plus tard.


(5) Mais avec un album comme « The trial of Van Occupanther » en 2006, Midlake a toutefois trouvé une voie magnifique.

Nio_Lynes
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le 29 août 2018

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