Nouveau monde
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le 12 nov. 2015
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Le temps, l'amour, la mort et l'élan vital qui les transcende. Il n'y a pas besoin de savoir davantage pour être emporté par le nouvel album de Joanna Newsom. A vrai dire, on pourra me rétorquer qu'il n'y a pas besoin de connaître les thèmes des chansons pour être touché par la musique de l'artiste. Dans sa profusion d'arrangements, d'harmonies et de détails, Divers est déjà l'album le plus riche entendu depuis longtemps. On pourrait passer des jours sur un simple morceau, sans en épuiser les nuances. Rien d'étonnant de la part de Joanna Newsom : cinq ans plus tard, on n'a toujours pas fait le tour de Have One on Me qui, dans l'intervalle, s'est imposé comme le disque le plus réussi et essentiel de cette première moitié de décennie.
Divers se présente plus humblement en apparences. "Seulement" 51 minutes et 11 chansons, la plus longue ne durant "que" 7 minutes. Je précise que tout cela n'est que faux-semblant, car la musique de l'artiste n'a jamais été aussi dense, que ce soit au niveau des textes que du déferlement d'instruments et d'idées sonores. L'exégète devra étudier tout autant les mots que les notes. Cinq années de travail semblent alors être un minimum pour offrir une œuvre aussi méticuleuse. Mais au-delà de la simple technique, l'exigence et la force de Divers se situent dans son contenu et dans les émotions qui y sont abordés.
Anecdotes évoque le quotidien de soldats qui ne cessent de combattre au sein d'un flou temporel qui semble relier toutes les guerres (“When are you from?”said he"). Juste après, Sapokanikan cite le poème Ozymandias pour prophétiser la chute de New York en un crescendo musical bouleversant ("Look and despair"). Le passage du temps et l'approche inévitable de la fin hantent toutes les chansons de l'album. Petit à petit, Divers paraît étouffer sous l'angoisse, mais c'est pour mieux exploser dans sa conclusion, Time, as a Symptom. Joanna Newsom invoque la puissance de la vie et appelle l'univers tout entier vers la transcendance. C'est l'instant le plus fort et émouvant d'une discographie qui ne manque pourtant pas de moments impressionnants.
"A shore, a tide, unmoored–a sight, abroad:
A dawn, unmarked, undone, undarked (a god).
No time. No flock. No chime, no clock. No end.
White star, white ship–Nightjar, transmit: transcend!"
Lors de cette conclusion la densité sonore atteint son apogée, mêlant chants d'oiseau, rythmique rock, orchestration symphonique et bien davantage. On pensera, encore, à Kate Bush, habituée des alliances musicales inattendues et qui avait d'ailleurs convoqué les chants d'oiseau sur Aerial. L'ensemble de Divers est un vaste terrain d'expérimentation pour Joanna Newsom qui n'a jamais été aussi aventureuse. Outre la batterie rock fréquemment utilisée, elle n'hésite pas à relier des époques qui n'ont pas l'habitude de se côtoyer : une guitare électrique pourra soutenir un clavecin. Mais ces anachronismes ne sont jamais source de déconcentration, plutôt de surprise, de curiosité, d'émerveillement, de passion.
Un des choix les plus classiques de l'album se situe au sein de la chanson qui lui donne son titre, le cœur du disque. En effet, la harpe de Joanna évoque les fonds sous-marins telle un cliché sonore. On a entendu mille fois ces notes sur des images de plongées, au cinéma, dans les documentaires, dans la musique classique. Mais leur puissance évocatrice s'avère si grande que l'auditeur est entraîné avec la chanteuse d'autant plus rapidement. Divers est un lent maelstrom, qui réclame de se concentrer sur la voix et les paroles de Joanna. Se dévoile alors une chanson d'amour déchirante, où s'enchaînent les assertions, parfois évidentes ("I can't claim that I knew you best,but did you know me at all?"), parfois d'une obscurité qui défiera peut-être toujours une interprétation sûre et certaine.
Sur le point de l'interprétation des textes de Joanna Newsom, je ne souhaite pas m'y risquer en si peu de lignes, ce serait d'une part bien trop prématuré, d'autre part probablement trop superficiel pour rendre justice à l'une des poètes les plus talentueuses de notre époque. Ce n'est pas pour rien que dans les derniers instants de l'album, l'artiste emprunte une figure de style à James Joyce (le disque est bouclé sur lui-même), tout en citant les derniers mots de Finnegans Wake ("a way a lone a last a loved a long"). Longtemps on reviendra vers ces mots, longtemps on se laissera emporter par le désespoir de Pin-Light Bent ("My life came and went. Short flight; free descent. Poor flight attendant.") pour mieux renaître et s'élancer avec Time, as a Symptom.
Divers est une œuvre qui doute, se questionne. Joanna Newsom contemple le monde et désespère avant de mieux le reconstruire à chaque nouvelle chanson. En affrontant ses peurs, en les transcendant par l'art, la chanteuse poursuit une discographie d'un niveau sans équivalent à l'heure actuelle. Car la manière dont elle exprime sa vision est unique, à la frontière entre le classique et la pop, entre l'élitisme et l'accessible, entre le mystère et l'évidence, entre l'ombre et la lumière. C'est un clair-obscur pour les sens et la raison. Pénétrer dans ce nouveau disque, c'est voyager entre le familier et l'étonnement permanent, être rassuré et perturbé. L'œuvre est immense, totale, gigantesque en tous ses aspects. Encore une fois, on y reviendra pendant des années, souvent, toujours. Pour triompher de la mort et du temps en se réconciliant avec eux.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Le meilleur de 2015 et Les meilleurs albums de 2015
Créée
le 21 oct. 2015
Critique lue 679 fois
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