Est-ce une coïncidence si des vétérans du rock comme les Pixies, groupe séminal s’il en est puisqu’à lui seul à l’origine d’une partie de la meilleure musique des années 90, et des blancs becs comme Fontaines DC, qui portent largement sur leurs frêles épaules l’évolution du post-punk contemporain, ont choisi le même mot – Doggerel (avec des variations d’orthographe) – pour intituler un de leurs albums importants ? Si l’on sait l’importance de l’écriture poétique pour Grian Chatten, on n’avait pas forcément noté chez Frank Black une passion équivalente pour les textes de ses chansons, obnubilés que nous étions par les mélodies et les guitares incendiaires des lutins de Boston. Quant à l’expression « vers de mirliton » - la traduction française exacte de Doggerel, on sait que chez Chatten, elle traduit sa revendication pour un art prolétaire face à la culture institutionnelle, on peut se demander si Frank Black a voulu quant à lui, à la manière d’un Tarantino au cinéma, célébrer une sorte de sous-culture pulp (Subculture / Pulp Fiction, même combat ?) qui est celle des Pixies.
Mais derrière ce titre, qui a tout d’une déclaration d’intention, se dissimule un album dont on peut supposer que Frank Black et consorts ont voulu, sinon important, tout au moins significatif : après le succès artistique de Beneath the Eyrie, le meilleur disque du groupe depuis leur reformation, qui constituait une preuve que les Pixies pouvaient aller sur d’autres territoires musicaux sans se ridiculiser ni se trahir, il était peut-être temps de faire accepter au public nostalgique de l’époque de grandeur du groupe que tout le monde avait changé, et que parvenir à la maturité était incontournable. Et, puisqu’on cherche des preuves de ce qu’on avance, est-ce que la spectaculaire perte de poids de Frank Black ne représenterait pas une préoccupation de sa part de conserver une santé qui permette au groupe de perdurer ?
Le premier titre de Doggerel, Nomatterday, est une merveille absolue, et figurera d’emblée parmi les grands titres du groupe à l’heure des bilans. Son message est toutefois sans ambigüité, Frank Black n’a plus de temps à perdre : « I'm sure that you have had your fair share, your fair share of me / So why do you come here lately after all that we've been through? / Don't waste my time on you / Don't waste my time on you » (Je suis sûr que tu as eu ton content, ton content de moi / Alors pourquoi reviens-tu ici ces derniers temps après tout ce que nous avons traversé ? / Ne perds pas mon temps avec toi / Ne perds pas mon temps avec toi !). Une chanson sur un amour qui s’est terminé, peut-être, mais qui peut être lue comme un message aux fans désireux d’entendre encore et toujours les grands titres du passé du groupe…
Les deux chansons qui suivent, Vault of Heaven et Drags of the Vine, cette dernière étant d’ailleurs la seule qui retrouve quelques instants la furie célèbre du groupe, valent aussi leur pesant de cacahuètes : on connait des gens qui se sont réjouis d’un tel « beau cadeau » de la part du groupe à l’écoute de ces seuls trois morceaux. C’était prématuré, car le reste de l’album s’étiole petit à petit au fil de titres certes honorables, mais quand même assez faibles, malgré des tentatives plus « pop » assez bienvenues (Haunted House, et sa mélodie accrocheuse…). Comme si, au lieu de poursuivre la belle et excitante ouverture musicale de l’album précédent, les Pixies revenaient prudemment sur leur terrain de prédilection : guitares surf, ruptures de rythme inattendues, basse menaçante, on connaît désormais la recette… mais avec une « sagesse » qui est certes venue avec l’âge, mais qui nous fera difficilement rêver.
Dans ses plus mauvais passages, Doggerel ressemble aux moins bons albums solos de Frank Black, et ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle. Pourquoi ne pas avoir répété l’expérience de confier les clés du camion à une Paz Lenchantin ? De peur de reproduire aussi les conflits passés avec Kim Deal ? Pourquoi, à la différence de l’album précédent et ses tendances gothiques, être restés aussi proches de la doxa Pixies, sans en avoir encore l’énergie et la colère (The Lord Has Come Back Today, Thunder & Lightning) ?
Cette critique n’est pas tendre, admettons-le, avec un disque qui se bonifiera sans doute avec le temps : Pagan Man est une incursion marrante dans l’americana tendance Creedence Clairwater Revival, There’s a Moon On – chanson de loup-garou ? - envoie quand même méchamment du bois, etc.
Et la conclusion de l’album, la chanson Doggerel justement, inspirée par des vers de mirlitons de George Hanger, excentrique soldat britannique du XVIIIème siècle, ne revient-elle pas avec bienveillance sur les propos sanglants de l’ouverture de l’album ? « On the road to somewhere / On the road to nowhere / It's the same to me / … / I'll never wander again / I'm gonna stay to the end / Here with you » (Sur la route de quelque part / Sur la route de nulle part / C'est pareil pour moi / … / Je n'errerai plus jamais / Je resterai jusqu'au bout / Ici avec toi). La maturité des Pixies, c’est peut-être ça, mettre un terme aux aventures, et rester avec nous, jusqu’au bout.
Difficile de se sentir rassurés...
[Critique écrite en 2022]
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