A peine un an après un Surfer Rosa qui avait ouvert des portes dérobées pour le rock alternatif, les Pixies poursuivent l’aventure avec Doolittle. Le disque précédent n’a guère rencontré de succès à sa sortie, et même le label 4AD semble n’y croire qu’à moitié car il alloue un budget modeste au deuxième opus. Dans le studio, Black Francis ne voit pas toujours d’un bon œil les suggestions du producteur Gil Norton pour « améliorer » ses chansons.
Pourtant, non seulement les Pixies restent largement à la hauteur, mais ils livrent d’autres moments d’anthologie sur cet album. Si Surfer Rosa avait eu « Where Is My Mind? », Doolitlle a « Here Comes Your Man », dont le riff de guitare est presque aussi mythique. Mélodieux et accrocheur, on tient là ce qui se rapproche le plus d’un morceau radio-friendly dans le répertoire d’un groupe en général éloigné des zones de confort auditif.
Les quatre musiciens font tous un excellent boulot. Le chant de Black Francis est possédé et acquiert une certaine théâtralité sur un morceau tel que le surprenant « Mr. Grieves ». Sa guitare et surtout celle – souvent saturée – de Joey Santiago jouent tout ce qu’on peut rêver dans le rock alternatif, avec des superpositions subtiles qui transforment une écoute attentive en délice. La basse de Kim Deal les complète à la perfection et s’offre quelques petits intermèdes solistes. La batterie de David Lovering est au top.
Les sujets traités restent subversifs et teintés de surréalisme. Ainsi, si « La La Love You » peut s’apparenter à une chanson d’amour naïve, c’en est plutôt une parodie. Cependant, le somptueux refrain de « Monkey Gone to Heaven » chanté par Kim Deal ne fait pas semblant : ce morceau parle avec gravité des catastrophes environnementales sur fond de questionnements existentiels. Les paroles évoquent deux des trois postulats de la raison pratique selon Kant (Dieu et l’immortalité), la musique amène le troisième (la liberté).
A notre grand plaisir, on entend un peu plus la voix de la bassiste que sur Surfer Rosa. Black Francis et Kim Deal forment ainsi un contre-point tout aussi déglingué qu’envoûtant sur « I Bleed ». Ce titre fait partie des moments de respiration agréable sur un disque dont la densité est renforcée par la brièveté des morceaux. A la fin de l’album, les couplets aériens de « Gouge Away » agissent également comme une forme de calmant.
Bien que relevant du rock alternatif, le style de l’album est au final assez hétéroclite. Des morceaux courts et efficaces comme « Wave of Mutilation » ou « There Goes My Gun » sont très typiques de ce qu’on se représente des Pixies, mais les moins évidents « Dead » et « Crackity Jones » en sont tout aussi caractéristiques dans une autre veine, plus grunge. Il n’y a guère que « Silver », morceau expérimental inspiré du Velvet Underground, qui s’éloigne un tantinet significativement de l’« esprit Pixies ».
Doolittle présente également un ineffable côté festif qui était déjà présent, mais peut-être un peu moins, sur l’album précédent. « Hey » est une chanson tout à fait joyeuse dont la guitare mime des sortes de claquements de doigts, comme pour dire que tout va bien. Le titre d’ouverture « Debaser » est une fête qui présente le côté décousu du film Un chien andalou dont les paroles s’inspirent. Un autre riff d’anthologie y trouve où se nicher sans qu’on ne sache trop comment, ni pourquoi, mais on valide totalement.