« I don’t want nobody / I don’t need that shit / Nothing good ever came / From anytime I did / So what the fuck is going on here? / Tender-hearted love / I was always dreaming falsely / I must be waking up » (Je ne veux personne / Je n’ai pas besoin de cette merde / Rien de bon n’en est jamais sorti / De chaque fois que je l’ai fait / Alors qu’est-ce qui se passe cette fois ? / Amour plein de tendresse / J’ai toujours eu tort dans mes rêves / Je dois être en train de me réveiller) ("Waking Up")
Le bonheur frapperait-il enfin à la porte de Mark Oliver Everett, l’éternel déprimé / désespéré / bougon ? Ce n’est pas impossible d’y croire, puisque "Earth to Dora", dès son introduction presque… enlevée ("Anything for Boo") semble plutôt… enjoué, soit un qualificatif que l’on associe difficilement avec la musique de Eels. Heureusement, il y a ce clown triste, non : parfaitement sinistre… en couverture, pour relativiser tout ça.
Car rappelons-nous : après le (mini) tsunami (ah ! ah !) de l’entrée en matière de "Beautiful Freak" en 1996, boostée par les velléités conquérantes de la maison Dreamworks, la suite de la longue et belle carrière de Mark Oliver Everett a été une longue suite de triomphes artistiques et de déceptions commerciales. Il faut bien dire que, comme la plupart de ceux qui ont écouté les merveilleuses et déprimantes miniatures pop de Eels, Mark n’a en fait en lui qu’un nombre très limité de mélodies qu’il recycle sans crainte, en variant seulement les orchestrations et les formats (mais eux-mêmes finalement rapidement répétitifs). Quand sa vie va mal – la plupart du temps –, ces mélodies et ces formats prennent des teintes grisâtres, voire carrément noires. Quand sa vie va moins mal – très occasionnellement – les mêmes chansons sont simplement mélancoliques, et courent même le risque de la joliesse un peu inconséquente (les « Doo Doo Doo Doo Pa Pa Pa Pa » de la chanson "Earth to Dora" n’ont même pas l’excuse du cynisme « loureedien » de "Loaded" et semblent, au moins au premier abord, excessivement sucrés…).
On avait bien aimé le précédent ouvrage de Eels, "The Deconstruction", précis malveillant et pourtant lumineux (d’une lumière d’incendie sournois) du Malheur avec un M majuscule. Du coup, on est entrés avec méfiance dans "Earth to Dora", qui semblait plus franchement apaisé (on a même des amis qui ont utilisé le mot de « optimiste », c’est un peu osé !), et qui manque en outre de ces rockers brouillons, débraillés, crasseux, qui relancent normalement la boule de billard vers le trou où elle disparaîtra. Et puis, comme très souvent, ce nouvel album de Eels nous a apprivoisé, nous a… charmé : au bout de cinq écoutes, on en était déjà à perdre tout sens commun et à se demander si "Earth to Dora" ne pourrait pas figurer dans le Top 5 de la discographie d’Everett : on ne voyait plus ces excès de bricolage pop, trop évidents, ni ces redites qui, chez n’importe qui d’autre, nous fatigueraient. Et surtout on était à nouveau prêt à pardonner ce qui est sans doute le plus GROS problème de la musique de "Eels", son imperméabilité totale au reste du monde, qui peut s’écrouler autour de Mark Oliver Everett sans que celui-ci n’arrête de composer des jolies musiques tristounettes à propos de sa propre désagrégation. Admettons donc que c’est bien là, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en irrite, le génie des grands artistes de pop classique, dont il fait clairement partie.
Bon, avant de nous quitter en gardant cet album bien au chaud pour nos soirées les plus solitaires du re-confinement, sans même parler de la prochaine pandémie, de l’apocalypse environnementale ou nucléaire qu’on nous promet pour bientôt, savourons quand même les paroles vénéneuses de "Are You Fucking Your Ex", notre chanson préférée ici : « I’m all alone / In a house of horror / Evil looks / From the darkest corner / My heart is black / I get it, everyone likes sex / But I need to know / Just what is going on the late night South / The days you disappear / I have to ask, “Are you fucking your ex?” » (Je suis tout seul / Dans une maison de l’horreur / la Mal m’observe / Depuis le coin le plus sombre / Mon cœur est noir / Je comprends, tout le monde aime le sexe / Mais j’ai besoin de savoir / Juste ce qui se passe tard dans la nuit / Les jours où tu disparais / je dois te demander : “Est-ce que tu baises avec ton ex ?”). Une chanson qui nous fait attendre, espérer en réponse un clin d’œil méchant de la part du clown de la pochette, un clown qui nous est, d’un coup, plus sympathique.
[Critique écrite en 2020]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2020/11/05/earth-to-dora-les-toujours-aussi-belles-et-un-peu-moins-tristes-chansons-de-eels/