Maintenant que le Rock est VIEUX, nous avons malheureusement appris qu'il existe pour ses Dieux de multiples façons de vieillir, plus encore que de mourir (overdose et balle ont longtemps tenu la pole position, mais cancer et crise cardiaque sont désormais devenus tristement communs…). Et que pour quelques "immortels" qui le font avec grandeur, ou même simplement avec classe, il y en a une flopée qui n'ont visiblement aucune honte à renier tout ce qu'ils ont dit et fait un jour ("I hope I die before I get old", tu parles !) pour profiter d'un dernier tour de piste, pour gagner un dernier dollar ou bien simplement continuer à faire la seule chose qu'ils savent faire. Parmi les meilleures "dernières années", il est facile de s'accorder sur les extraordinaires sommets atteints par Johnny Cash, littéralement "sauvé" - au sens presque religieux du terme - par sa rencontre avec Rick Rubin, ou sur la sublime et neverending dernière tournée de Leonard Cohen qui ramena "la poésie" au centre de la musique populaire. On peut aussi aller régulièrement vérifier sur les scènes de la planète que la foudre qui jaillit de la guitare électrique de Neil Young reste la plus aveuglante qui soit… Mais on peut aussi bien s'affliger sur le gâtisme sordide de Messieurs Jagger et Richards, qui nous font honte à tous depuis plus de vingt ans, et qui ont rétrospectivement rendus inécoutables leurs albums parfaits des années 60-70...
Au milieu de ces situations franchement claires, s'il en est un difficile à cerner, c'est bien l'ami Paulo : sans doute le PLUS GRAND de tous nos Dieux, celui qui, with a little help from his friends, n'a rien fait d'autre que de CHANGER LE MONDE (et ceux qui étaient comme moi, déjà là dans les années 60 savent qu'il ne s'agit pas d'une phrase en l'air…), continue encore et toujours de résister. Et oscille toujours, en approchant les 80 balais, entre excellence et médiocrité, chaos et création comme il le dit lui-même. Et suscite à chacune de ses apparitions, polémiques et débats sans fin, cris d'admiration et gestes de dégoût, le tout à la taille de l'AMOUR que nous lui portons. Et si "Egypt Station", son tout nouvel album, pose ainsi problème, il faut bien reconnaître que c'est parce que ce problème touche au plus profond de nous, à nos croyances les plus essentielles. A notre propre respect envers tout ce qui a été important dans notre vie.
Car "Egypt Station" nous divise comme peut-être jamais un album solo de McCartney ne l'avait fait… D'un côté, il est tellement pauvre en mélodies, alors que, dans notre foi aussi aveugle et primaire que n'importe quelle autre, "McCa = mélodies", il sera totalement disqualifié quand viendra le temps (le plus tard possible, on l'espère) des analyses définitives, des exégèses et des bilans. D'un autre, il est absolument impossible de le balayer d'un revers de main, comme ce fut le cas de tant d'albums vains de Wings ou de Paulo en solo le siècle dernier : ces chansons nous collent aux basques, s'accrochent, résistent à toute tentative de les ignorer, ou même simplement de les minorer. Ces chansons ne sont pas grandes, et sûrement pas inoubliables, mais sont indiscutablement importantes pour nous, là où nous en sommes rendus en Septembre 2018. Il y a la superbe tristesse de "I Don't know" ("I got crows at my window / Dogs at my door / I don't think I can take any more / What am I doing wrong, I don't know / Now what's the matter with me / I don't know, I don't know") qui fait écho à notre désemparement, et, juste après, la trivialité roborative de "Come On to Me" ("I saw you flash a smile, that seemed to me to say / You wanted so much more than casual conversation / I swear I caught a look before you turned away / Now I don't see the point resisting your temptation"), qui nous rappelle que nous ne refuserions pas un dernier jeu de séduction. Il y a le touchant "Hand in Hand" ("Your troubles I share / I'll let you know when I'll be there / I'll take care, take care of you / Any place and everywhere") qui nous remémore - et il le faut - l'importance de l'attention à son prochain, mais aussi la naïveté un tantinet écœurante de "People Want Peace", parce que la limite entre idéalisme politique et angélisme creux est vite franchie. Il y a aussi la triste évidence avec "Despite Repeated Warnings" que Paul ne saura plus composer de "suite ambitieuse" comme la seconde face de "Abbey Road" ou simplement un "Uncle Albert / Admiral Halsey", et avec "Fuh You" qu'il a toujours aussi mauvais goût quand il s'agit de production. Mais aussi, avec le vraiment surprenant "Back in Brazil", qu'il est toujours, comme à l'époque de "For Noone", capable de retranscrire comme peu d'autres milliardaires du troisième âge le chagrin banal de vies ordinaires.
Les journalistes, jamais à l'abri d'un cliché ou d'une simplification, ont parlé à propos de l'énergie brouillonne et de la vivacité de "Egypt Station" de cette fameuse éternelle jeunesse de Sir Paul. Ils n'avaient, comme toujours, pas écouté cet album, qui nous parle mieux que tant d'autres de ce que c'est que de vivre en 2018, entre le sale état de la planète et la violence croissante de l'ultralibéralisme. Qui nous regarde dans nos combats quotidiens contre l'amour en fuite et la tentation du découragement.
Mais il y a aussi dans "Egypt Station", et là, peut-être que l'on approche, derrière les sourires encourageants, les paroles souvent lénifiantes et en dépit des foules toujours plus nombreuses qui battent des mains dans les stades en réclamant encore une fois "Hey Jude" ou "Let It Be", du fameux "album testamentaire", pour la première fois, l'abime qui s'ouvre. La voix n'en peut plus - cela peut nous décevoir mais c'est aussi très beau -, les cris de joie sonnent toujours plus creux, la simplicité des riffs ne cache plus guère la misère de l'inspiration.
On y arrive.
[Critique écrite en 2018]
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