Electr‐O‐Pura
7.8
Electr‐O‐Pura

Album de Yo La Tengo (1995)

Mélancolie urbaine et orages électriques

Depuis quelques années, la machine Yo La Tengo est lancée. Leurs débuts amateurs, lorsqu’ils titubaient entre une esthétique 80s (la jangle pop) et une autre plus sale, sont derrière eux. Désormais, le groupe endosse une personnalité d’éponge musicale : il absorbe la musique des autres pour la remanier à sa sauce. Electr-o-Pura est l’album visant à confirmer que cette démarche est bien la bonne. Ce qui a la mauvaise coutume de le marginaliser dans sa très solide discographie. Coincé entre deux opus référentiels, il hérite de cette place ingrate de disque de transition. Néanmoins, cette réputation ne doit pas occulter une vérité : il s’agit d’une de ses œuvres les plus remarquables.


Le trio assume de prolonger la superbe réussite qu’était Painful en faisant démarrer ce skeud sur les derniers accords de guitare du puissant « I Heard You Looking ». « Decora » est toutefois plus pop car portée par le chant envoûtant de Georgia Hubley dont le refrain s’avère être une de ses plus grandes performances.
Si Electr-o-Pura est proche, musicalement, de son prédécesseur, son ambiance et sa texture sonore ne le transforment pas non plus en une vulgaire copie. Nos Américains laissent déjà un indice sur cette différence dans la pochette. Celle de Painful était en adéquation avec une musique atmosphérique et nocturne. Le collage visuel de ce septième effort studio laisse penser que nous aurons affaire à une musique plus grise et urbaine. Une hypothèse se vérifiant à l’écoute de ces morceaux, plus terre à terre, moins portés sur l’utilisation de saturations planantes. Moins shoegaze en deux mots, mais toujours noisy. Les natifs d’Hoboken restant un des meilleurs représentants de la version bruyante du rock indépendant. Qu’elle soit présente afin de perturber leurs tendances folk, lui évitant alors toute sensation de linéarité (« My Heart's Reflection »), ou bien pour construire des climats gorgés de tension (« Flying Lesson » et ses accords de cow-boys annonçant un implacable mur de son), la dissonance n’est pas gratuite chez eux. Elle est sculptée et intégrée dans des chansons admirablement écrites. Ce qui a pour conséquence d’apporter un relief supplémentaire aux compositions.


Cependant, cela n’empêche pas le groupe d’être très convaincant même lorsqu’il se passe des guitares noisy. Les titres folk sont parfois d’une simplicité touchante (« The Hour Grows Late »), d’autres fois surprenants (le mélancolique « Paul Is Dead » sur lequel nos trois compères hululent à la mort justement). Yo La Tengo recélant en lui une force mélodique ainsi qu’une inspiration lui permettant de s’aventurer sur des terrains plus dépouillés et minimalistes sans perdre en accroche. A ce sujet, même les pistes les moins mémorables demeurent de qualité grâce à ce talent (« Pablo and Andrea » et « Don't Say a Word »).


Cette bande devient surtout imbattable lorsqu’elle allie puissance bruitiste inspirée, paysage sonore évocateur et mélodie entêtante. « The Ballad of Red Buckets » et « Blue Line Swinger » en sont les exemples les plus éloquents. Le premier avec ses notes de guitares qui en font la bande-son idéale d’un périple en voiture sur les routes américaines. Le second pour sa longue montée d’intensité qu’on souhaite sans fin.


Seulement, il y a aussi cet OVNI qu’est « False Alarm ». On savait que la formation s’intéressait à toutes sortes de musiques. Sauf que jusqu’à présent, on ne lui connaissait pas d’intérêt pour des musiques expérimentales issues du passé ! Parce que ce titre, c’est le plus bel hommage qu’on pouvait rendre au krautrock de NEU!. Du robot rock à la répétitivité jouissive. De la musique électronique jouée avec des instruments rock et un autre sommet démontrant la créativité du gang du New Jersey. Les plus orthodoxes amateurs d'indie rock ont dû se gratter la tête à l’écoute d’une telle bizarrerie sonore (tout comme avec ces interludes, punk dans l’esprit, que sont « False Ending » et « Attack on Love »). Les mêmes qui ont dû constater que la durée de certains morceaux de la tracklist sur la jaquette était fausse ! Ira Kaplan ayant fait ce choix afin de lutter contre ce préjugé tenace affirmant qu’une chanson pop devait forcément durer moins de trois minutes pour être bonne.


C’est à ça qu’on reconnaît un bon groupe de rock indépendant, il fait ce qu’il veut tout en proposant de la qualité en contrepartie. Et en 1995, Yo La Tengo est en train de devenir très grand dans cette catégorie.


Chronique consultable sur Forces Parallèles.

Seijitsu
8
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le 1 janv. 2018

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