Emerald Sky
7.1
Emerald Sky

Album de Bärlin (2015)

D'un écho shamanique qui se propage, sur les ruines d'un jazz en cage

Ouvre les yeux. Tu es à Lille, dans ce bar un peu paumé au nom vague dont on ne parle qu'à demi mot, comme ça en passant. Tu essaies de te frayer un chemin parmi les badauds qui parlent fort, s'esclaffent bruyamment et engloutissent leurs pintes d'une seule gorgée. L'atmosphère est enfumée, tu peines à discerner les silhouettes sombres qui se dessinent sur la scène au fond de la salle. Arrivé sur un coup de tête, tu ne sais rien de ce qui est prévu ; à quelle sauce va-t-on bien pouvoir te manger ? Curieux mélomane que tu es, tu joues encore un peu des coudes pour te rapprocher. La population alentour a soudainement baissé d'un ton, comme mue par un ordre tacite. Tu as juste le temps de voir s'élever un long instrument noir et doré avant que le son ne s'élève. Ferme les yeux.


Ouvre les yeux. Tu n'es plus à Lille, bienvenue en Louisiane. La nuit est tombée depuis peu sur le marécage dans lequel tu t'es perdu. Face à toi, éclairée par l'aura d'un feu de camp, se trouve un cabanon de fortune. Autour du feu, tu assistes à l'entame d'une étrange cérémonie conduite par trois personnages intrigants. Au début tu ne comprends pas trop ce qui t'arrive, tu essaies même de résister à l'envie de te laisser entrainer par les volutes de fumée qui arrivent jusqu'à tes narines. Mais peu à peu la clarinette a raison de toi, te voilà charmé comme un serpent imprudent. Ses circonvolutions cuivrées te font flancher, tandis que la batterie s'occupe de te faire marcher au pas, et que la basse t'emprisonne dans ses boucles grondantes. Ton corps ne répond déjà plus, tu te contorsionnes en rythme pour accompagner ce rituel dont tu ignores toujours la signification. Tes sens, eux, sont en éveil. Alerte, tu perçois des bruits dans les fourrés. Un être inconnu s'y trouve caché, tu peux presque sentir sa respiration rauque sur ta nuque, que l'appréhension a rendu moite. La créature hulule, siffle, vocalise, ou te parle, simplement, de sa voix caverneuse. Tu crois deviner au loin l'éclat de ses yeux brillants... Ferme les yeux.


Ouvre les yeux. Tu ressors un peu étourdi du bar, découvrant presque avec surprise le disque Emerald Sky dans ta main, que tu as acheté presque par réflexe. Alors comme ça le groupe s'appelait Bärlin ? C'est bien eux, donc, qui sont à l'origine de ce métissage démoniaque entre un vaudou incantatoire et un post-rock terrien, resté cloué au sol. Ce feeling trainant, hypnotique qui prend par moment les allures d'un jazz en cage, piégé par une rythmique monolithique, implacable, qui ne peut nous laisser entendre en témoignage que sa déchirante et délicieuse plainte cuivrée. "Sailor Song", son sample envoûtant, sa clarinette charmeuse ; le cirque funéraire de "Hunting Sheeps" ; le spoken-word guttural des interludes ; les fulgurances inquiétantes de "She's Allright"... Tout cela t'attend dans ce petit disque que tu ne peux t'empêcher de fixer bêtement. Tu réprimes un frisson – de plaisir? – et reprends ta route dans la nuit jaunâtre que peignent les lampadaires lillois.


Chronique provenant de XSilence

T. Wazoo

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4
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