Quelques mois seulement après le deuxième album de Fuzz, un de ses nombreux side-projects, et la ressortie d’une version plus étoffée de ses reprises de T. Rex version garage et idéalement intitulée « Ty Rex », l’hyperactif Ty Segall revient avec un album solo acerbe et déroutant.
La première écoute de « Emotional Mugger », le huitième album solo (en huit ans !) de Ty Segall, est capitale. Elle provoquera au choix une immense déception ou un enthousiasme frétillant. La raison est toute simple : Ty Segall livre un disque profondément étonnant après l’ambitieux double album de 2014 « Manipulator », au son plus lisse et pop mais aux morceaux imparables. On pourrait croire à un retour aux disques les plus hargneux de sa discographie étendue, comme le furibard « Slaughterhouse » sorti sous le nom de Ty Segall Band, ou encore quelques-uns de ses disques les plus garages et les plus lo-fi comme « Twins » ou « Lemons », mais là encore « Emotional Mugger » se distingue et nous glisse entre les doigts. Fort heureusement, les écoutes suivantes, pour peu que l’on se donne la peine d’insister avec l’album, ont plutôt tendance à faire apprécier l’album à ses détracteurs. Une fois acceptée l’idée que le disque est pratiquement dépourvu des riffs incroyables qui ont fait le sel de l’univers du musicien au cours de la décennie passée, on se fait à l’étrangeté profonde qui se dégage de cet album difficilement classable au sein du garage rock actuel.
Tout commence pourtant avec une chanson difficilement résistible. « Squealer » (dont l’album nous gratifiera plus loin d’une séquelle, « Squealer Two »), propose en guise de riff principal une mélodie saccadée et bancale torturant à la fois la guitare et un synthé, tous deux dans un registre aigu qui sera la marque de fabrique de l’album, Une fois ce gimmick répété un certain nombre de fois sur l’intro et les couplets, un refrain débarque sur un riff de guitare beaucoup plus massif et typique du monsieur, puis la chanson repart comme elle avait commencé. « Squealer » est à l’image de tout l’album : pas particulièrement violent, mais suffisamment garage et lo-fi pour savoir où l’on se trouve, néanmoins les nombreux bricolages sonores et gimmicks que fait subir à sa guitare (et à son auditeur, suivant son degré de tolérance) Ty Segall et autour desquels sont vraiment construits les onze morceaux qui constituent l’album peuvent parfaitement décontenancer. Ainsi des breaks sautillants et incessants de « Californian Hills », qui viennent rompre brutalement le caractère poisseux des couplets et des riffs. Comme si après avoir été plus que jamais sous les feux des projecteurs au cours des deux dernières années, Segall avait besoin de lâcher du lest et de péter un câble le temps d’un album de prime abord complètement décousu.
Mais il y a bien plus à en tirer. Si comme moi, la première écoute vous a pratiquement subjugué – le disque dégage tout de même quelque chose de formidablement original dans la bizarrerie de cette flopée de chansons – les écoutes suivantes permettent d’affiner l’appréciation, de la tempérer un peu sans doute, mais de mieux comprendre l’intention derrière. Il y a une cohérence, une quasi narration dans l’album, qui explique aussi la réitération de la chanson d’ouverture. Ty Segall critique entre les lignes le tout venant de la culture de consommation immédiate et périssable d’aujourd’hui, où on a un accès immédiat à tout mais aussi un oubli tout aussi immédiat de pratiquement tout ce qu’on écoute ou regarde. En sortant tout d’abord son album uniquement en format cassette audio il y a quelques mois, et en filant la métaphore étrange du bonbon comme ce petit machin que l’on déguste sans y faire attention, qui est agréable sur le moment mais qui n’a rien de durable à part l’addiction qu’il provoque, Ty Segall offre un contrepoint intéressant à ces quelques chansons dont les gimmicks obsessionnels constituent tant la chair qu’une belle mécanique qui roule un peu à vide à dessein, comme s’il voulait autant nous séduire, nous étonner que nous épuiser. Par ailleurs, l’album bénéficie globalement de bonnes chansons même si pas évidentes à appréhender car sortant quelque peu des formats habituels du style emprunté. « Squealer Two » est une déferlante lascive et groovy où l’on retrouve le flegme insolent, limite narquois, du musicien, « Emotional Mugger / Leopard Priestess », pièce la plus longue d’un disque aux morceaux par ailleurs assez ramassés retrouve l’ambition des titres les plus sinueux de Fuzz, et « Diversion » opère une belle petite déflagration garage saupoudrée d’effets aux synthétiseurs (les diversions ?) du plus bel effet pour une reprise assez inattendue du morceau de The Equals.
Accompagné pour ce disque de ses « Muggers » (mot anglais pouvant à la fois signifier une personne qui grimace ou un agresseur, ambiguïté endossée dès le titre de l’album et son inquiétante pochette en noir et blanc), constitués de l’habitué et ami Mikal Cronin, mais aussi de Dale Crover des Melvins (un bon indice de la bizarrerie foutraque que dégage ce disque quand on connaît la discographie de ce groupe), Ty Segall livre avec « Emotional Mugger » un album mineur mais intriguant, qui intègre dans toute sa stimulante étrangeté une discographie déjà très riche et très variée. Certes pas son meilleur effort, mais pas un faux pas pour autant, et ce malgré quelques morceaux pour le coup vraiment ratés, à l’instar du collage « W.U.O.W.T.S. », de fait pratiquement inaudible.
Originellement publié sur indiemusic.fr