On pourrait résumer ainsi l'oeuvre d'Elgar : sereine, déterminée, flegmatique, passant sans jamais s'affadir l'épreuve du temps. Il se dégage de cette musique l'élégance des monarques, la pompe de la cour, et ses subtils codes offerts aux initiés. Et la lenteur du tempo pris par Leonard Berstein ne fait ici que souligner cet instant solennel.
Les Variations Enigma (1899), malgré leur splendide tranquillité sont pourtant auréolées de mystères. Le compositeur britannique lui-même disait avoir composé ce thème décliné ici en multiples variations en écho avec un autre plus célèbre qui n'apparait pas en citation musicale dans l'oeuvre mais qui est comme le miroir inversé de celle-ci. Les hypothèses vont bon train sur ce prétendu thème, jusqu'à parler du carillon du Big Ben, ou de l'hymne God Save the Queen. Elgar, malicieux, n'a jamais apporté de réponses. Son petit mystère aura fait son effet : le rendre plus célèbre encore.
Composées autour d'un thème central, ces variations rendent chacune hommage à un proche du compositeur, parfois difficile à identifier, parfois très connu. La variation 8, signée W.N. renvoie à l'un Winifred Norbury, dont le mouvement, très allant mais altier, rappelle son rire et sa joie de vivre (un des plus beaux moments de l'oeuvre, purement lyrique). D'autres sont plus difficiles : la variation 13 ne comporte aucune dédicace mais une citation de Mer calme et heureux voyage de Mendelhsson. En se penchant sur la vie d'Elgar, le morceau fait allusion à des personnes parties par-delà les mers, notamment une ex-fiancée, ce qui expliquerait le style romantique et nostalgique du morceau. Les références à d'autres compositeurs sont également nombreuses : Beethoven notamment. Elgar marche dans les pas de géants, avec une sérénité déroutante.
Bien entendu le morceau le plus célèbre de cette oeuvre est la fameuse variation "Nimrod", si célèbre qu'il est devenu utilisé lors des enterrements en Grande-Bretagne et un des morceaux les plus repris, notamment au cinéma (illustrant par exemple l'espoir des Britanniques lors de l'évacuation de Dunkerque dans le film de Christopher Nolan). Le morceau est un lent et flegmatique crescendo, où les cordes, à l'unisson, oscillent entre espérance et mélancolie. C'est un peu tout l'esprit britannique qui se tient là, ou peut-être aussi tout son climat atlantique : clair et obscur. L'autre morceau célèbre est la première variation, brève, et largement popularisée par le film Matrix.
Mais la vraie subtilité de l'oeuvre est ailleurs. Elle est à chercher dans les variations plus anonymes, où l'orgue par instant surgit, donnant de la splendeur à l'édifice, où le violoncelle à la part belle (9, Andante, d'ailleurs dédicacé à un ami violoncelliste) et dans le final, qui ramasse l'ensemble des variations dans une explosion orchestrale : orgues, trompettes et percussions venues en renfort pour sublimer le moment. Jamais Elgar ne dévie de sa route. Il avance avec certitude : son oeuvre résonne naturellement, ne cherchant jamais à surprendre harmoniquement, mais au contraire à flatter les oreilles qui se bercent de délices, de notes parfaitement ajustées. Tout est à sa place et on s'y love avec confort. Mais on aurait tort d'y voir un académisme pompeux, comme en témoigne les variations 2, 8 et 12 et 13 : l'émotion est au rendez-vous, immédiatement accessible, recherche des plus belles notes qui soient, ça et là chantées par une clarinette, un violoncelle, un alto ou un orgue. L'ensemble est d'une grande finesse et d'une suprême douceur, presque légère et éthérée comme en témoigne la variation 5.
Parlons aussi de Pomp and Circumstance, une marche si célèbre outre-Manche, qu'elle est devenue une sorte d'hymne officieux du pays. Le morceau se décline comme une parade enlevée, là encore d'une grande noblesse, presque un défilé de cavaliers qui s'inclineraient devant la Reine, leurs casques à plumes et leurs armures brillantes luisant au soleil. Puis, grâce aux bois et aux cordes, se dessine le célèbre thème, ponctué toujours par la marche et les tambours. Tout revêt alors une solennité absolue, on retombe sur nos pieds, dans la certitude harmonique, thème crescendo qui se fait toujours plus brillant, unisson des cordes et des trompettes.
Elgar était un fervent patriote et sa musique exprime si bien le sentiment d'un pays confiant en son avenir. Il a oeuvré à une époque où l'empire britannique brillait de mille feux. Son oeuvre en est l'expression. Qu'il pleuve, qu'il vente, le Royaume-Uni est toujours aussi flegmatiquement imperturbable. Mais cette musique dépasse largement son sujet : par l'émotion, pure et éthérée qu'elle suscite, l'immédiate universalité des notes, elle peut même bercer le coeur d'un Français ! Écouter la 5ème variation lorsque l'angoisse est latente et retrouver dans ces notes délicieuses la sérénité disparue.
Bonus : il existe les enregistrements de cette oeuvre par Elgar lui-même, premier compositeur a prendre réellement au sérieux le grammophone. Le ton y est plus allant, enlevé, que la version de Berstein.