Après 6 années chez Pye Records (1964 à 1970), leur période la plus créative, les Kinks avaient signé un nouveau contrat chez RCA. Une nouvelle période qui s’étend de 1971 commençant fabuleusement avec « Muswell Hillbillies » et se terminant avec le médiocre « Schoolboys in Disgrace » en 75 qui a vu les fans européens du groupe s’en détourner de plus en plus, ne se retrouvant plus dans leur musique. Même la presse musicale les dédaigne alors que dans les années 60, les Kinks étaient considérés (on l’a oublié) comme un équivalent des Beatles, Stones et Who, rien que ça, un des inspirateurs du hard rock avec « You really got me » et dont l’influence a été plus tard reconnue. Par contre, c’est le public américain qui va les accueillir à bras ouverts alors qu’ils étaient restés assez méconnus dans le pays durant les années 60, en grande partie faute de pouvoir s’y produire en tournée. Ray Davis, obnubilé par le pays de l’Oncle Sam, a d’ailleurs décidé de s’y installer : Ray en fait son cheval de bataille obsessionnel, il veut conquérir les États-Unis maintenant qu’il peut s’y produire en concert et alors que les tensions avec son frère Dave sont grandissantes, Ray s’imposant comme seul et unique leader.
Dans cet album de 1972, c’est lui qui écrit tout, remballant son frère, pourtant excellent guitariste, au rang de simple valoir (ici, bien discret). Il est alors au contact direct des musiques nord-américaines qui le fascinent depuis son enfance, bien au-delà du rock, il s’agit là de music-hall, de jazz, la soul. Plus question de rock pop voire pêchu, non, on est proche dans cet album des musiques de cabaret, presque un opéra-cabaret théâtral et thématique autour de la célébrité. Pas étonnant que les fans européens aient eu du mal à s’y retrouver car il faut reconnaître qu’on est loin de l’efficacité terrible de la trilogie précédente Village Green / Arthur/ Lola, les morceaux sont moins touchants (moins bons, osons-le dire) même si « Celluloid Heroes » est une bonne chanson. Davis y épingle avec le regard acéré qu’on lui connaît la renommée et ses revers, les tournées interminables et usantes, la vie sur la route et les rencontres rarement glamours ; dans "Unreal Reality", Ray s'interroge sur le degré de réalité qui entoure ce mode de vie fantasmé ; les morceaux se tiennent bien, que ce soit "Sitting In My Hotel" qui fustige le culte de l'apparence inhérent à la vie d'un rocker à l'arrière d'une limousine avec chauffeur ou à sa fenêtre d'hôtel coupé de la dure réalité du monde, "Motorway" qui démonte le mythe des tournées rock and roll sur les routes, à savoir une nourriture infecte, ou "Look a Little On the Sunny Side" qui brocarde l'attitude des labels prompts à signer un contrat avec des groupes de rock qui doivent rapporter de l’argent tout de suite mais qui n’acceptent pas que leur musique puiss ensuite évoluer.
Un album qui n’est pas autobiographique mais qui s’en rapproche quand même beaucoup, c’est évident, Ray ayant toujours eu un rapport ambivalent à la célébrité, entre fascination et mépris. C’est un artiste qui s’interroge sur sa relation avec l’industrie musicale et son mode de vie « rock’n’roll » souvent rempli de clichés dont il n’est pas dupe. L’album sans être passionnant et faire partie de leurs meilleurs, reste solide grâce aux compositions de Ray et des arrangements surprenants (cuivres façon Nouvelle Orléans…) qui ouvraient sur la suite des années 70 (pas forcément ce qu’ils ont fait de mieux d’ailleurs). Le vrai point faible de cet album était que Davis le voulait double, pensé comme un spectacle théâtral, le 2e disque devant être la captation en public de la musique de ce spectacle. Refus immédiat de la maison de disques. Ray doit donc se rabattre sur la captation de 2 concerts donnés au Carnegie Hall les 2 et 3 mars 72, avec des chansons extraites de leurs 2 albums précédents à succès (dont « Lola » mais attention, uniquement les choeurs du public...) et même des succès de Broadway comme « Mr Wonderful ». Ca donne un ensemble hybride studio-live qui ne fonctionne pas totalement, aboutissement d’un compromis entre Davis et les dirigeants de RCA et qui ne conduit qu’à un résultat moyen, pas déshonorant mais la partie en public n’apporte rien, surtout quand on pense à leurs grandes œuvres, on peut être déçu. Mais la suite allait être pire malheureusement et les Kinks allaient s’enfoncer inéluctablement dans la médiocrité. Leur période dorée appartenait bien au passé.