Difficile de se lancer pour critiquer une œuvre aussi singulière, mais il faut bien que quelqu'un s'y colle et après tout je le ferai avec grand plaisir.
En ce printemps est donc sorti la nouvelle production du groupe britannique My Dying Bride, l'un des groupes de doom death les plus célèbres qui soient, à la carrière conséquente et à l'évolution musicale quasi permanente.
Toutefois, Evinta n'est pas un album, et je dirai que ce n'est pas vraiment une compilation : aucun des titres de l'album n'est sorti auparavant, personne ne les connaît. Et pourtant, tout fan digne de ce nom ne pourra que s'exclamer "ah mais tiens!" ou bien fredonner distraitement l'air de la chanson qu'il écoute avant de s'apercevoir de l'astuce.
Car ces quelques 9 ou 14 morceaux (suivant l'édition achetée) résultent d'un projet singulier : pour fêter à leur manière les 20 ans d'existence du groupe, Aaron Stainthorpe et ses acolytes ont décidé de disséquer leur propre musique, leurs albums, leur style, et d'en tirer quelque chose de nouveau et de neuf. Plutôt que de sortir un best of, plutôt que de sortir une réelle compilation, ils ont donc choisi d'écrire, ou de réécrire plutôt, de nouvelles chansons, à partir de classiques issus de chacun de leurs albums. Le tout intégralement réorchestré, avec de nouvelles paroles et arrangements. Projet fou, projet pharaonique, idée géniale, les mots me manquent pour traduire un enthousiasme, et je peux vous assurer que l'entreprise n'a rien d'un simple recyclage. Je précise également qu'à l'origine j'aurais souhaité chercher chanson par chanson les titres utilisés et réutilisés pour dresser une liste exhaustive, mais non seulement ça prend beaucoup trop de temps, et en plus j'ai un peu la flemme en cet été bien agréable.
Que donne la musique dans tout cela ? Hé bien cela ne ressemble à aucun autre album du groupe, et pour cause : point de guitares ici. Evinta est à cheval entre la musique de chambre et la musique orchestrale, quelque part entre la musique post-moderne et la poésie lyrique, avec une forte dose d'ambiant. Les instruments utilisés sont simples : un violoncelle (Johan Baum), un violon alto (Alice Pembroke) et un clavier qui se charge tout le reste : piano, samples, synthé, effets orchestraux / cuivres... avec un très bon rendu (Johnny Maudling). Enfin, au chant, on retrouve Aaron Stainthorpe, plus fragile que jamais, de sa belle voix grave et lancinante, uniquement dans le registre clair, accompagné de mademoiselle Lucie Roche, chanteuse lyrique française. Le contraste entre ces deux voix est saisissant, la poésie anglaise, latine et même française des textes opérant sur un mode profondément incantatoire évoquant la déclamation du théâtre classique français par moments.
La production est soignée, le dispositif minimaliste des instruments permettant un son ample et grave, d'une grande pureté et à la coloration changeante suivant l'orchestration ou l'atmosphère choisie pour le morceau. Un track by track serait ici inutile, il y a à fois tout et rien à dire et je ne m'épuiserai pas en vaine description du contenu musical. J'insisterai simplement sur l'aspect presque ludique pour l'exégète : reconnaître tel passage de telle chanson (exemple "Your River" pour "Of Lilies Bent With Tears") et apprécier le talent avec lequel les musiciens le recomposent, le réarrangent.
Aussi, dans les paroles, on retrouve des thèmes ou des phrases de chansons déjà existantes : "The Music of Flesh" reprend une phrase de "Turn Loose the Swans" ("See the light and feel my warm desire", chantée par la soprano), "The Burning Coast of Regnum Italicum" reprend, en français, un paragraphe qui évoque les premiers mots de "The Dreadful Hours", etc.
"Vanité Triomphante", outre son titre en français possède un couplet en français tandis que "Of Lilies Bent with Tears" comporte une sorte de refrain en latin composé de deux strophes. Musicalement, les albums mis à l'honneur sont essentiellement The Angel and the Dark River, Turn Loose the Swans, Like Gods of the Sun, The Dreadful Hours, Songs of Darkness, Words of Light et For Lies I Sire; on peut toutefois surement retrouver d'autres titres issus des autres albums. A noter qu'Aaron ne fait pas que chanter, il murmure ou parle parfois, et que la soprano française, outre les somptueuses vocalises, chante réellement le texte, aussi bien en anglais qu'en français.
Œuvre d'une grande diversité musicale, où les effets de cuivres ronflants alternent avec les passages plus introspectifs au clavecin ou au synthétiseur, où dominent un piano, des cordes et une voix féminine tout bonnement sublime, Evinta s'impose comme un immense moment de poésie, pour quiconque se sent capable de se poser et d'écouter de longues plages mélancoliques brassant les thèmes et leitmotive chéris, et de découvrir les nouveaux textes rédigés par Stainthorpe, d'une mélancolie toujours élégante. Il ne faut pas douter que d'aucuns seront rebutés par une œuvre à priori si différente, si inhabituelle, et si peu "metal", mais pourtant résolument "doom".
Quelques mots enfin sur la pochette et le coffret. Je possède l'édition limitée à 3000 exemplaires, en 3CD avec livret, et je ne regrette pas mon achat. Le coffret est un beau livre, de la dimension d'un disque vinyle, il comprend toutes les paroles et est accompagné de notes explicatives sur la genèse de tous les albums du groupe (à l'exception de The Light at the End of the World, occulté pour un article détaillé sur 34,788%... Complete) et de photos de tournées ou de promotion des débuts du groupe jusqu'à aujourd'hui. Un livret en définitive très sympathique, même si je regrette la liste exhaustive que j'évoquais au début, sur la genèse de cette œuvre-ci.
Mon dernier conseil, au vu du peu d'analyse musicale que je fournis dans cette chronique (ça change, me direz-vous), serait de se faire un avis et d'écouter cette œuvre singulière, à la fois très moderne et très classique de par son mélange de sonorités synthétiques presque électro par moments et de musique orchestrale lyrique. Pour moi, Evinta s'imposera avec le temps comme une œuvre majeure, de par son projet fou, de par la force dégagée par cette poésie sombre.