Figure 8 est l'aboutissement logique ayant mené Elliott Smith du folk intimiste à la pop étincelante et fastueuse. C'est en tout cas l'effet que donne l'album, mais il faut avouer que le chanteur est loin d'avoir abandonné ses penchants acoustiques et continue à livrer des chansons calmes et feutrées. Cependant, ce ne sont pas les titres les plus intéressants (c'était déjà le cas par moment sur XO), car ils s'intègrent moins bien à l'atmosphère d'ensemble, plus axée sur les arrangements aussi foisonnants que mélodiques. Les passages calmes semblent surtout faire office de respiration, entre deux morceaux plus percutants.
Le disque se construit ainsi en forme de montagne russe, où Smith s'envole littéralement de manière explosive et extravertie pour mieux retomber dans le coton intimiste de son folk exclusif. Dans ce registre, le chanteur ne fera jamais aussi bien que Either/Or, donc le plus passionnant et le plus enthousiasmant, ici, ce sont indéniablement les cavalcades de pop enivrantes. Smith atteint des sommets en la matière, les chansons se font plus incisives et plus massives que sur le précédent disque, les arrangements bouillonnent dans tous les sens, les guitares explosent, avec une maîtrise sans faille, sans jamais perdre une once de la subtilité qui caractérise l'écriture du chanteur.
On est de l'ordre du morceau pop parfait, ultime, où chaque élément mis en place participe à l'enthousiasme et à la beauté dégagés par la musique, le plus naturellement du monde. Smith développe son art de l'effet mélodique qui tue, du détail qui fait instantanément briller la chanson, l'air de rien. Le disque est particulièrement remarquable dans l'entrelacement unique du piano et des parties de guitare électrique.
En introduction l'enjoué Son Of Sam et ses vagues sonores tranchantes mettent les choses au point, puis c'est au tour de Junk Bond Trader d'émerveiller avec ses riffs et sa ligne de guitare slide. Même une chanson calme comme Everything Means Nothing To Me, en apparence aussi anodine que ses consœurs feutrées du disque, finit par planer et retourner le cerveau avec un passage onirique sorti de nulle part lors de son final impressionnant.
On sent qu'Elliott Smith se rapproche un peu plus nettement de ses glorieux ancêtres pop, passés maîtres dans l'art des arrangements et des trouvailles qui propulsent les chansons dans la haute sphère des musiques étourdissantes, mais ce n'est jamais ostentatoire car la sensibilité de l'artiste est toujours, là, unique, sans équivalent, et son talent mélodique est tel qu'il s'impose de lui-même, en tant que référence ultime du genre, une parmi tant d'autres diront certains, mais une des meilleures, à mon sens.
Puisque je n'ai pas peur de caser une référence clichée, je dirais même qu'Elliott Smith n'a absolument rien à envier aux Beatles dans ce registre. L'américain a, à mon avis, surpassé les anglais, mais il avait l'avantage d'avoir trente ans de recul et plus de moyens, mais il était seul pour faire tout cela. Le génie d'Elliott Smith est de faire rimer efficacité et beauté, richesse sonore et simplicité, d'où découlent un tas d'émotions qui ne l'ont jamais quitté et qui lui collent à la peau.
Et quand Elliott Smith fait dans l'épique émouvant, cela donne des merveilles aussi excessives et grandioses qu'humbles et bouleversantes, à l'image de Happiness et son envol progressif qui ne touche plus terre, ou bien encore du terrassant Can't Make A Sound, qui montre à quel point le chanteur voit les choses en grand et ne s'impose plus de limites. Oui, il veut conquérir le monde, à sa manière, en faisant du bruit, en montant un mur du son, en toute discrétion.
Finalement Figure 8 trouve son équilibre naturel, car il ne se cache plus derrière la retenue du chanteur, il n'a plus peur d'exploser, pour mieux redevenir serein et apaisé, et si tous les morceaux sont loin d'atteindre les mêmes hauteurs, ils finissent par former un tout qui a sa propre cohérence. Et dans une certaine mesure, Figure 8 se fait encore plus émouvant quand on sait que c'est le dernier album sorti du vivant d'Elliott Smith. Déjà. Cinq albums et puis s'en va. Trop jeune, trop tôt.
A vrai dire, j'ai du mal à réaliser que Figure 8 est la dernière œuvre qu'Elliott Smith ait laissée derrière lui, tant ce disque semble appeler d'autres choses, mais aussi parce qu'il semble gorgé de vie, de volonté, de sentiments débordants, incompatibles avec un arrêt aussi brutal qu'un suicide. Enfin c'est peut-être aussi parce que le véritable point final à la carrière funeste d'Elliott Smith demeure From A Basement On The Hill.